Covid-19 et vol de salaires: les excuses cousues de fil blanc des enseignes de la mode
Des syndicats et des activistes ont une nouvelle fois appelé les enseignes internationales de la mode à s'assurer que les travailleuses et travailleurs bénéficient d’une protection pendant la pandémie et que leurs salaires leur soient versés. Or une dizaine de réponses à une lettre des syndicats cambodgiens montrent que les entreprises ne refusent pas seulement de combler le déficit salarial (soit l’écart entre les salaires actuels et ceux versés avant la pandémie), mais la plupart ne reconnaissent même pas le problème central et ne donnent pas de réponse claire aux revendications des syndicats.
Plutôt que de reconnaître leurs propres responsabilités vis-à-vis du paiement des personnes qui fabriquent leurs vêtements, de nombreuses entreprises se réfèrent à des décisions du gouvernement cambodgien (excuse n° 1), à leur code de conduite (excuse n° 2), à des initiatives multipartites volontaires telles qu’ACT (excuse n° 3) ou à l’Appel mondial à l'action de l’OIT (excuse n° 4). Ou encore, elles répondent en ne mentionnant que le versement des primes d’ancienneté (excuse n° 5).
Pourquoi ces excuses sont cousues de fil blanc et ce que les entreprises devraient faire:
Plus d'informations
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1. «Nous demandons à nos fournisseurs de respecter le droit du travail.»
Ce qu’affirment les enseignes de la mode:
Les enseignes de la mode aiment souligner qu’elles demandent à leurs fournisseurs de verser à leur personnel les salaires et prestations sociales prévus par la loi, et rejettent ainsi leurs propres responsabilités pour combler le déficit salarial. Elles contredisent ainsi leurs propres stratégies de durabilité qui reconnaissent pour la plupart que les salaires minimum légaux ne sont ni justes ni suffisants pour vivre.
Notre évaluation:
Il est révélateur qu’au beau milieu d’une crise mondiale, les entreprises rejettent leurs responsabilités envers le versement d’un salaire vital pour se référer à de faibles dispositions légales. Au-delà du fait que cela constitue une contradiction flagrante de leurs stratégies de durabilité en matière de justice salariale, cet argument est-il respectueux du droit du travail? Les coupes salariales liées à la pandémie au Cambodge sont-elles légales sur le plan du droit du travail national et international?
Les plus importantes pertes de revenus pendant la pandémie au Cambodge sont survenues à la suite d’une réduction ou d’une retenue complète de salaire pendant la fermeture totale ou partielle d’usines. De nombreux systèmes de droit du travail permettent aux employeurs de réduire ou de suspendre temporairement le travail pendant une crise grave, souvent en combinaison avec des programmes de soutien étatiques ou autres visant à maintenir le versement des salaires et à compenser les pertes de revenus. Le Cambodge ne disposait pas d’un tel système de protection sociale avant l’irruption de la pandémie. Plutôt que de s’assurer que les employeurs continuent régulièrement de verser les salaires, le gouvernement a édicté une réglementation spéciale les obligeant à ne verser à leur personnel que 30 dollars (US) par mois, complétés par 40 dollars versés par l’État. Si ce maintien des salaires peut être considéré comme une mesure positive pour pallier l’absence de protection sociale, ses défauts sont évidents: le total de 70 dollars ne représente même pas 36% du salaire minimum légal (192 dollars), qui est déjà insuffisant pour permettre un niveau de vie décent.
Les enseignes de la mode, qui se contentent actuellement d'exiger de leurs fournisseurs le respect de la loi, se réfèrent implicitement à cette mesure d’urgence du gouvernement. Elles ignorent ainsi délibérément le fait que cette ordonnance ne protège pas les travailleuses et travailleurs de la faim et de la misère, et qu’elle ne répond pas aux normes minimales du droit du travail international, en particulier la convention C102 de l’OIT sur la sécurité sociale et la C168 sur la promotion de l'emploi et la protection contre le chômage. Selon les règles de l’OIT, un soutien lors de phases de chômage ou de suspension temporaire du travail doit être:
- «suffisant pour assurer à la famille du bénéficiaire des conditions de vie saines et convenables» (C102, art. 67)
- et s’élever au «montant minimal indispensable pour les dépenses essentielles» (C168, art. 15).
Au Cambodge, le salaire minimum légal est déjà insuffisant pour couvrir les dépenses essentielles des travailleuses et travailleurs et de leur famille. Dans le cas d’une interruption du versement régulier des salaires, comme pendant la pandémie, un montant inférieur au niveau du salaire minimum légal est versé, ce qui est en contradiction avec le droit du travail international.
Comment les enseignes de la mode devraient réagir:
Les enseignes de la mode ne peuvent pas rejeter leurs propres responsabilités face au non-versement des salaires au personnel de leur chaîne d’approvisionnement en se reposant sur le système de compensation du gouvernement cambodgien pendant la pandémie. Elles devraient plutôt réagir aux revendications des syndicats et compenser le déficit de salaire. Une première étape en ce sens serait de négocier un accord contraignant couvrant les salaires, les indemnités et les droits fondamentaux du travail, comme le demande la campagne internationale #PayYourWorkers.
Au-delà du déficit salarial, il est fait mention de nombreuses violations du droit du travail, telles que des augmentations des cadences de production sans contrepartie financière, des heures supplémentaires non payées, des indemnités de licenciement pas ou partiellement versées, ou encore la non-reconduction du contrat de personnes employées temporairement, suivie d’une réembauche à un niveau d’ancienneté et un échelon salarial inférieurs. Au vu de l’augmentation des violations du droit du travail dans l’industrie pendant la pandémie de Covid-19, les enseignes de la mode devraient accroître leur devoir de diligence pour identifier et mettre un terme aux violations perpétrées.
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2. «Nous obligeons tous nos fournisseurs à respecter scrupuleusement notre code de conduite.»
Ce qu’affirment les enseignes de la mode:
Dans leur réponse aux syndicats cambodgien, plusieurs enseignes font référence à leur propre code de conduite, qui est généralement joint à leurs contrats de commande et comprend des exigences minimales de conditions de travail que les fournisseurs doivent respecter.
Notre évaluation:
Concernant les salaires, tous les codes de conduite prévoient que leur montant doit au moins être égal au minimum légal. Compte tenu du fait que, dans les pays producteurs, les bas salaires sont la règle plutôt que l'exception, la plupart des codes de conduite vont plus loin en demandant des salaires qui soient suffisants pour couvrir les besoins fondamentaux des travailleuses et travailleurs et de leur famille. Par exemple, celui d’Inditex prévoit: «Les fabricants et fournisseurs doivent garantir que les salaires versés soient au moins du niveau minimum légal ou de celui prévu par une convention collective si celui-ci est plus élevé. Ils doivent toujours être suffisants pour couvrir les besoins fondamentaux des travailleurs et travailleuses et de leur famille, ainsi que tout autre besoin raisonnable».
Déjà en temps normal, le niveau de salaire prédominant dans l’industrie textile cambodgienne ne répond pas à cette exigence et reste loin du niveau d’un salaire vital. Pendant la pandémie, les salaires ont encore baissé, parfois même en dessous du minimum légal. Pendant les fermetures d’usines, les revenus des travailleuses et travailleurs ne représentaient que 36% du minimum légal.
Comment les enseignes de la mode devraient réagir:
Les entreprises doivent reconnaître que les paiements versés aux travailleuses et travailleurs du textile pendant la pandémie constituent dans la plupart des cas, voire dans tous les cas, une infraction à leur code de conduite. Elles doivent immédiatement prendre des mesures correctives pour compenser les salaires jusqu’au montant prévu par le code de conduite. Il est évident que le poids des salaires ne peut pas être entièrement porté par les fournisseurs, en leur qualité d’employeur direct, pendant les arrêts de production causés par la pandémie. En tant que partenaires contractuels dominants, et pour honorer leurs obligations en vertu des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, les enseignes de la mode ont la responsabilité et la possibilité de couvrir la majeure partie des coûts correspondants. Que ce soit en payant directement des compensations ou en adaptant les prix d’achat pour refléter le surcoût occasionné par la pandémie.
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3. «Nous sommes membres de l’initiative ACT qui s’engage pour des salaires justes.»
Ce qu’affirment les enseignes de la mode :
Dans leur réponse à la lettre des syndicats, plusieurs entreprises mentionnent leur soutien à l’initiative ACT sur le salaire vital, à travers laquelle elles s’engagent entre autres à ce que leurs pratiques d’achat permettent le versement d’un salaire vital (c'est-à-dire qu’elles devraient aussi payer des prix permettant le versement d’un tel salaire).
Notre évaluation:
Jusqu’à présent, les entreprises membres d’ACT n’honorent pas cet engagement et mentionnent souvent comme excuse l’absence de progrès dans les négociations collectives. L’initiative ACT a déjà fait l’objet de critiques de la part d’activistes du droit du travail car elle n’a guère permis de faire avancer la question du salaire vital. La crise salariale actuelle soulève désormais la question de la capacité d’ACT à protéger les travailleuses et travailleurs face à la réduction de leur salaire déjà très bas. La pandémie de Covid-19 confronte à la réalité le principe d’ACT selon lequel les pratiques et prix d’achat doivent protéger les salaires des employé·e·s.
Les usines sont confrontées à une augmentation des coûts de main-d'œuvre occasionnée par la mise en œuvre des mesures prises pendant la pandémie (telles que les efforts supplémentaires de protection dont le port du masque et le respect de distances entre les employé·e·s), et surtout par le maintien du paiement des salaires lors de périodes de production réduite à cause des confinements et des décrets édictés. On attendrait donc des entreprises membres d’ACT qu’elles augmentent leurs prix d’achat en conséquence. ACT concède que «la pandémie de Covid-19 a rapidement montré que les obligations actuelles d’ACT en matière de pratiques d’achat internationales ne tiennent pas compte d’un contexte de crise». Cette reconnaissance aurait au moins pu être un point de départ mais, un an après le début de la pandémie, ACT s’oppose toujours à une augmentation des prix d’achat, qui serait pourtant nécessaire pour éviter que les salaires des travailleuses et travailleurs baissent encore plus bas que leur niveau actuel déjà insuffisant. Il est intéressant de constater qu’ACT affirme que «les entreprises se sont également engagées à assumer leurs responsabilités vis-à-vis des tissus [non utilisés] par un fournisseur en conséquence directe de modifications de commandes». L’initiative ne mentionne toutefois rien à propos de la responsabilité des enseignes de la mode envers l’augmentation des coûts de main-d'œuvre qui résulte également de cette même situation. Quand des enseignes font référence à ACT pour attester de leur engagement envers le versement des salaires pendant la pandémie, leurs propos sont donc vides de sens.
Comment les enseignes de la mode devraient réagir:
Si ACT veut à l’avenir devenir plus qu’un simple prétexte et une promesse vide de sens, il est temps pour l’initiative de garantir que l’augmentation des coûts salariaux pendant et après la pandémie soit compensée par des prix d’achat plus élevés. En clair: cela ne concerne pas seulement les futures commandes, mais demande aussi de réviser les commandes déjà passées et de revoir les prix à la hausse pour tenir compte des coûts supplémentaires. Faute de quoi, les employé·e·s et les fabriques en font les frais: les travailleuses et travailleurs doivent faire face à des baisses de salaire et les marges déjà très faibles des fabricants continuent de s’amenuiser, ce qui peut les conduire dans le pire des cas à faire faillite et à retenir les indemnités dues au personnel. Et pour tenter d’éviter la faillite, les employé·e·s sont soumis·e·s à des charges de travail supplémentaire excessives. Les témoignages d’employé·e·s et de syndicats du Cambodge montrent que cela n'est pas un risque à venir mais qu’il s'est déjà concrétisé. Si ACT veut faire partie de la solution plutôt que de seulement servir d’excuse, il est grand temps que de véritables mesures soient prises pour combler le déficit salarial et mettre en application les principes d’ACT d’intégration des coûts de main-d'œuvre. La proposition de la campagne internationale #PayYourWorkers d’ajouter 1,5% aux coûts de production serait un moyen concret pour y parvenir et serait en accord avec les principes d’ACT selon lesquels de telles négociations devraient être menées directement avec les syndicats.
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4. «Nous avons signé l’Appel mondial à l'action de l’OIT pour les employé·e·s de l’industrie textile.»
Ce qu’affirment les enseignes de la mode:
Certaines enseignes de la mode, telles que Bestseller, H&M et VF, font référence à l’Appel mondial à l'action de l’OIT. À travers le soutien à cet appel, elles s’engagent entre autres à «protéger le revenu des travailleurs de la confection, leur santé et leur emploi». L’Appel mondial à l'action comprend des mesures collectives et individuelles visant à mettre cet engagement en application.
Notre évaluation:
Selon l’Appel mondial à l’action de l’OIT, les entreprises devraient activement travailler à la protection des revenus des travailleuses et travailleurs pendant la pandémie. Quinze mois après son lancement, nous constatons toutefois que les mesures collectives n’ont toujours pas apporté de protection des revenus pour la vaste majorité des employé·e·s. Au Cambodge, par exemple, seuls 1,95 million d’euros ont été promis pour le paiement des employé·e·s, ce qui représente moins de 1% du déficit salarial. Cela pourra un peu soulager quelques travailleuses et travailleurs, mais la grande majorité risque de ne pas en bénéficier.
Comment les enseignes de la mode devraient réagir:
Plutôt que de se réfugier derrière cet échec collectif, il est nécessaire que les entreprises assument leurs responsabilités individuelles envers la garantie des salaires et indemnités: les enseignes et détaillants devraient combler eux-mêmes le déficit salarial, comme le demandent les syndicats cambodgiens. L’Appel mondial à l'action mentionne explicitement ces mesures individuelles pour le respect des engagements: «Si les conditions financières le permettent, un soutien direct à l’usine peut aussi être envisagé». Un soutien direct aux fabriques pour compenser les revenus perdus par les employé·e·s serait une conséquence logique pour donner du sens à l’Appel à l’action. Un tel soutien financier devrait se faire dans le cadre et en vertu d’un accord-cadre négocié afin de garantir qu’il soit aussi effectivement utilisé pour le versement des salaires et indemnités, conformément à l’accord contraignant proposé par la campagne internationale #PayYourWorkers.
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5. «Nous défendons le versement de primes d’ancienneté.»
Ce qu’affirment les enseignes de la mode :
Certaines enseignes de la mode ont au moins réagi positivement et soutenu la deuxième revendication de la lettre des syndicats: que les fournisseurs soient tenus de verser rétroactivement les primes d’ancienneté. Ces primes sont une indemnité imposée par la loi, d’un montant d’environ 100 dollars (US) par an, qui n’ont pas été versées en 2019 ni 2020.
Notre évaluation:
Le soutien au versement des primes d’ancienneté est un pas positif. Nous soulignons toutefois que, d’une part, celles-ci ne couvrent qu’une petite partie des montants dus et, d’autre part, que ces paiements ont été versés par les fournisseurs et non par les enseignes de la mode. Ainsi, ce soutien ne dédouane aucunement les enseignes de leur propre responsabilité à garantir le versement d’un salaire vital sur leur chaîne d’approvisionnement.
Ce versement ultérieur des primes d’ancienneté au Cambodge est essentiellement le fruit des manifestations de travailleuses et travailleurs en décembre 2020 et janvier 2021, et non de la pression des enseignes de la mode. Le gouvernement a ainsi dû contraindre les fournisseurs à verser enfin en 2021 les primes d’ancienneté qui étaient dues pour les années 2019 et 2020.
Comment les enseignes de la mode devraient réagir:
Les enseignes de la mode ne devraient pas attendre passivement que les fournisseurs versent les primes d’ancienneté. Elles devraient activement contribuer à combler tout le déficit salarial et garantir publiquement que, pendant la pandémie, tous les employé·e·s du secteur des vêtements, textiles et chaussures sur leur chaîne d’approvisionnement perçoivent leurs salaires et indemnités tels que prévus par la loi. Elles devraient alors négocier une convention en ce sens, comme le propose la campagne internationale #PayYourWorkers. Celle-ci doit prévoir un soutien financier immédiat pour toutes les personnes qui sont encore employées mais dont le salaire a été réduit ou qui sont temporairement sans emploi à cause du manque de commandes.
Les belles paroles ne permettent pas aux ouvrières et ouvriers des usines textiles de payer leur loyer.
Nous demandons aux enseignes de la mode et aux détaillants de garantir le versement des salaires et indemnités de licenciement, et de respecter le droit du travail.
Contexte:
- Pour en savoir plus sur la situation au Cambodge: notre magazine d'avril 2021 «Industrie textile: lutter pour survivre en temps de pandémie»
- La campagne internationale #PayYourWorkers
- Les réponses des enseignes de la mode analysées ici ont été données suite à une lettre des syndicats cambodgiens.