«La fast fashion produit chez nous des montagnes de déchets»

Au Ghana, Yayra Agbofah, entrepreneur social, lutte avec créativité contre les déchets textiles générés par notre société de consommation. Il lance un appel à l’Europe, aux États-Unis et à l’Asie pour qu’ils réduisent leur consommation de vêtements et à internaliser leur recyclage. Il qualifie la pratique actuelle de transfert des déchets vers le Ghana de «colonialisme des déchets».
© The Revival

Dans la nuit du 1er au 2 janvier 2025, un incendie a ravagé le marché de Kantamanto, à Accra, capitale du Ghana. 

Quelles ont été les conséquences de cette tragédie?

L’incendie a détruit 65% de la surface du marché, ce dernier faisant l’équivalent de six à huit terrains de football. Environ 3000 stands ont été emportés par les flammes, et des centaines de tonnes de vêtements ont été réduites en cendres. Mais plus grave: des milliers de personnes ont perdu leur moyen de subsistance. Imaginez un instant: Kantamanto est le plus grand marché de vêtements d’occasion de toute l’Afrique de l’Ouest où, chaque année, environ 50 millions de vêtements sont triés, réparés, et revendus. Pourtant, cela ne représente qu’une infime fraction des centaines de millions de vêtements qui sont envoyés année après année au Ghana.

Que s’est-il passé depuis l’incendie?

Nous sommes en train de tout reconstruire, car le marché est la principale source de revenus pour les quelque 15000 commerçant·e·s. Kantamanto donne aussi du travail à de nombreuses autres personnes, notamment dans le nettoyage, le transport, aux travailleuses et travailleurs des stands d’alimentation, etc. Certaines de ces personnes sont particulièrement vulnérables, comme des mères célibataires ou des commerçant·e·s plus âgé·e·s. C’est à ces personnes que notre aide doit s’adresser en premier lieu. Nous sommes reconnaissants de chaque soutien car, par nos propres moyens, nous ne pourrions pas reconstruire le marché.

Quel est votre lien avec Kantamanto?

En 2018, j’ai fondé une organisation à but non lucratif, The Revival, qui nous permet de travailler en équipe pour inventer des solutions créatives face aux déchets textiles, de revaloriser les vêtements usés et de créer de nouveaux emplois. Notre approche est multidimensionnelle: écologique, sociale et économique. Nous évitons que les déchets textiles ne finissent à la décharge ou abandonnés sur les plages en pariant sur l’upcycling ou le redesign, avec pour objectif de permettre aux habitant·e·s du Ghana de redonner vie à ces vêtements.

Quel est le problème?

Le Ghana reçoit des tonnes de déchets textiles en provenance de l’hémisphère Nord: cela permet certes à des millions de personnes d’avoir accès ici à des vêtements à bas prix, mais cela signifie aussi qu’ils n’achètent presque plus jamais de vêtements produits localement. Beaucoup d’usines textiles ont donc dû fermer leurs portes. Les vêtements qui ne peuvent pas être réutilisés – soit 20 à 30% du total – viennent ensuite obstruer nos rivières et nos fleuves, polluer nos plages ou s’entassent dans d’immenses décharges. Ces montagnes de vêtements sont parfois incinérées illégalement, ce qui entraîne également la pollution de l’air que nous respirons.

Les sociétés de consommation de l’hémisphère Nord sont donc la source de gros problèmes dans l’hémisphère Sud…

Absolument. Lorsque le Nord produit des vêtements de mauvaise qualité, en matériaux synthétiques, comme le polyester, ces vêtements finissent chez nous. Et en plus, le Nord a encore le sentiment d’avoir le droit de nous envoyer ses déchets textiles. Certaines tendances de consommation, comme la surproduction, la fast fashion ou une production non durable entraînent des conséquences directes pour nous, ici, au Ghana.

Quel est le rapport avec la fast fashion? 

La fast fashion est très, très difficile à inclure dans une économie circulaire, car la qualité est très mauvaise. Les vêtements fabriqués avec des tissus mélangés de fibres synthétiques et naturelles sont aussi difficiles à recycler. La fast fashion a engendré d’immenses montagnes de déchets. C’est une véritable forme de colonialisme des déchets.

Qu’entendez-vous par là?

La manière dont les pays riches externalisent les coûts écologiques de leur consommation en se débarrassant de leur surproduction et de leurs déchets textiles dans des pays comme le Ghana, qui ne disposent pas d’infrastructures adaptées pour le recyclage, est une expression parmi d’autres des disparités économiques entre le Nord et le Sud. Un exemple, il n’y a pas d’hiver au Ghana. Ici, la température la plus «froide» avoisine les 26°C. Nous n’avons donc pas besoin de vêtements d’hiver. Pourtant, les pays du Nord se débarrassent de leurs vêtements chauds chez nous. Ce qui engendre de nombreux problèmes.

© The Revival
Création artistique de l'organisation The Revival sur une montagne de vêtements usagés à Accra, capitale du Ghana.

Comment aider le Ghana?

Il serait très utile que le Nord collecte davantage de vêtements au niveau local et les recycle sur place, plutôt que de les expédier en Afrique. À l’échelle mondiale, l’avenir réside dans l’économie circulaire, que nous cherchons à instaurer ici. Il s’agit de créer localement de la valeur ajoutée à partir de vêtements usagés, tout en mettant en place les initiatives locales nécessaires pour y parvenir.

The Revival veut aussi valoriser le travail qui se cache derrière la fabrication des vêtements.

Oui, les employé·e·s de l’industrie textile ne sont pas uniquement un facteur coût, ce sont des êtres humains. Qui ont leur dignité. Pourtant, beaucoup de personnes ne sont absolument pas conscientes du travail investi pour créer un vêtement. Il n’est pas acceptable qu’un vêtement ne soit produit que pour 1 ou 2 dollars, puis vendu pour beaucoup plus.

Qu’attendez-vous de la part des entreprises qui gagnent des millions, voire des milliards grâce à la mode?

Aujourd’hui plus que jamais, après l’incendie de Kantamanto, les marques de fast fashion en particulier doivent prendre leurs responsabilités et nous soutenir. Mais aucune ne nous a tendu la main, pas une seule d’entre elles n’a même exprimé de regrets. Je trouve cela incroyable, injuste et inéquitable. Le colonialisme des déchets ne concerne pas seulement l’environnement, mais aussi les droits humains.

Et au-delà de Kantamanto?

Il est crucial d’éduquer pour une consommation plus durable. Les grandes marques doivent réduire leur production et l’ampleur de leur marketing, qui incite constamment les consommatrices et les consommateurs à acheter toujours plus de vêtements. L’industrie de la mode présente de nombreuses dérives et nous devons nous y attaquer. Tout le modèle économique est à repenser… et enfin, nous avons besoin d’une réglementation politique pour soutenir l’économie circulaire à l’échelle locale. C’est très, très important.

Pour en savoir plus: «One-Earth Fashion»