Les flexibilités ADPIC

© Crispin Hughes/Panos
S'il force les pays économiquement plus faibles à octroyer davantage de brevets, y compris sur les médicaments qui auparavant faisaient l’objet d’exceptions au brevetage dans beaucoup de pays, l'Accord sur les aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights ; TRIPS) donne aussi aux pays une marge de manœuvre quant aux modalités d'application de leur législation.

Ainsi, l’Accord ADPIC  prévoit des clauses de sauvegarde permettant aux États membres de faire valoir des besoins spécifiques en matière de santé publique malgré la protection des brevets en vigueur. Ces clauses, regroupées sous le terme «flexibilités ADPIC», ont été réaffirmées et précisées dans la très officielle Déclaration de Doha sur les ADPIC et la santé publique, adoptée en novembre 2001 lors d’une Conférence ministérielle houleuse de l’OMC au Qatar. La Déclaration de Doha représentait une percée politique majeure, puisqu’elle octroyait le droit aux États membres d’interpréter l’Accord ADPIC à la lumière de leurs problèmes sanitaires spécifiques et d’exploiter pleinement les «flexibilités ADPIC» – du moins en théorie, car dans la pratique c’est une autre affaire.

Ces mécanismes légaux sont essentiels pour garantir l'accès aux médicaments pour toutes et tous. Il s'agit principalement des mécanismes suivants:

  • licences obligatoires, qui permettent à un État d'autoriser l'exploitation d'un brevet par des tiers sans le consentement du détenteur (mais contre rémunération);
  • importations parallèles, soit la possibilité pour un pays d'importer un même produit vendu moins cher dans un autre pays par le titulaire du brevet sans l'autorisation de ce dernier;
  • exemption des obligations de l’Accord ADPIC pour les pays les moins avancés (PMA ou least-developed countries), ainsi qu’une exemption spécifique de délivrer des brevets sur les médicaments pour ces mêmes pays («LDC waiver»). 

En outre, pour contrebalancer les monopoles que les brevets attribuent de fait à leurs détenteurs, l'Accord ADPIC permet aux États de déterminer eux-mêmes la définition d'une invention, les critères à appliquer pour juger de la brevetabilité, les droits conférés aux titulaires des brevets et les exceptions autorisées, pour autant qu'ils restent dans le cadre général fixé par l’accord. C'est ce qu'a fait l'Inde avec sa loi sur les brevets, mais aussi d’autres pays à faible et moyen revenu comme le Brésil ou l’Argentine.

La licence obligatoire

© Atul Loke/Panos

Si des progrès en matière de couverture de traitements antisida ont pu être observés dans l'hémisphère sud, grâce aux flexibilités ADPIC et à la concurrence des génériques, ce constat ne s'applique que trop rarement aux maladies non transmissibles (cancer, diabète, maladies cardio-vasculaires, etc.), en forte augmentation.

Il existe pourtant un instrument légal et légitime pour faire baisser drastiquement le prix des médicaments brevetés: la licence obligatoire. 

L’émission d’une licence obligatoire permet en effet à un gouvernement d’autoriser la commercialisation de génériques moins chers malgré l’existence de brevets afin de garantir l’accès aux médicaments. Les licences obligatoires font partie intégrante du droit international des brevets. Mais elles sont encore trop peu utilisées car les gouvernements souhaitant y recourir font l’objet de pressions politiques et commerciales majeures.

Les pharmas ne sont pas les seules à faire pression sur les gouvernements qui veulent recourir à la licence obligatoire. Les pays hôtes des géants de l’industrie pharmaceutique menacent aussi de sanctions politiques et économiques, ce qui décourage souvent les pays économiquement plus faibles d’utiliser le moyen légitime de la licence obligatoire.

La plupart des pays riches hésitent aussi à utiliser cet instrument pour ses propres besoins domestiques, de peur d’aller à l’encontre des intérêts de leur industrie pharmaceutique, dont le modèle d’affaires repose sur les brevets. Ils essaient par conséquent de restreindre la marge de manœuvre accordée par les ADPIC – qui autorise la licence obligatoire de manière très large – en faisant croire faussement que l’instrument ne peut être utilisé que dans des cas d’urgence ou d’exceptions, ou seulement pour certaines maladies comme le VIH/sida.

En collaboration avec la Ligue Suisse contre le cancer, Public Eye a lancé en 2018 une vaste campagne d’information, appelant le Conseil fédéral à utiliser, en Suisse, l’instrument de la licence obligatoire et à cesser toute pression sur les États qui veulent faire ce pas. Le rapport «Protect patients, not patents» explique, en 45 pages, tout ce que vous devez savoir sur les prix excessifs des médicaments, le modèle d’affaire problématique de l’industrie pharmaceutique et les solutions efficaces pour y remédier.

Mythes autour de la licence obligatoire

Les gouvernements des pays à haut revenu n’hésitent pas à discréditer la licence obligatoire en propageant de fausses vérités. Ils affirment par exemple qu’une licence obligatoire équivaut à une expropriation de brevet, qu’elle entraîne le recul des investissements ou qu’elle n’est justifiée qu’en cas d’urgence ou de situations extrêmes.

En réalité, la licence obligatoire n’est pas un instrument disproportionné car le(s) brevet(s) concerné(s) reste(nt) en vigueur. En outre, une indemnité financière (sous forme de royalties) est prévue pour le détenteur du brevet, qui peut par ailleurs continuer à commercialiser son produit.

Les firmes pharmaceutiques et les pays qui hébergent les plus grandes d’entre elles prétendent souvent que les licences obligatoires freinent l’innovation et l’investissement en R&D. Cet effet n’est toutefois pas démontré – pas plus d’ailleurs que l’affirmation selon laquelle les brevets stimuleraient l’innovation. Au contraire, l’expérience de plusieurs pays ayant eu recours souvent – et parfois sur de longues périodes – à la licence obligatoire (comme le Canada ou les Etats-Unis) ne montre aucun affaiblissement de l’innovation. Cette expérience montre parfois même une augmentation de l’investissement en R&D. Il n’existe pas non plus de preuves permettant d’affirmer qu’une licence obligatoire met en péril les investissements directs étrangers.

Plus d'informations

  • Mythe n° 1: «uniquement lors d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence…»

    Réalité…

    …une situation d’urgence n’a comme seule effet que de raccourcir la procédure. Chaque pays peut décider librement du motif à la base d’une licence obligatoire.

  • Mythe n° 2: «… limité à un certain nombre de maladies, telles que le VIH/Sida ou des maladies transmissibles à potentiel épidémique»

    Réalité...

    ... l’usage de la licence obligatoire n’est limité ni à une pathologie en particulier ni à aucune catégorie de maladies spécifique.

  • Mythe n° 3: «… utilisation limitée aux pays pauvres»

    Réalité...

    Chaque membre de l’OMC a le droit d’octroyer une licence obligatoire, et des pays plus riches comme les États-Unis en ont déjà fait usage abondamment.

  • Mythe n° 4: «un instrument de dernier recours…»

    Réalité...

    L’expropriation du brevet est l’instrument de dernier recours, pas la licence obligatoire.

  • Mythe n° 5: «la licence obligatoire équivaut à une expropriation…»

    Réalité...

    Le détenteur du brevet reste son titulaire, il garde le droit d’exploiter l’invention et perçoit une rémunération adéquate (royalties).

  • Mythe n° 6: «ont un effet dissuasif sur l’innovation et sur l’investissement en R&D…»

    Réalité..

    Il n’existe aucune preuve empirique que les licences obligatoires réduisent les investissements en R&D ou qu’elles ont un impact négatif potentiel sur les investissements directs étrangers.