Un modèle d’affaires problématique: les gestionnaires des chaînes mondiales de création de valeur
Beaucoup de négociants en matières premières agricoles jouent aujourd'hui un rôle de gestionnaires sur les chaînes mondiales de création de valeur. Cela leur permet d’exercer une influence majeure sur de larges portions des filières. C'est aussi le cas pour les acteurs plus petits et moins dominants. Les négociants en matières premières se rapprochent ou s’immiscent au stade de la culture des matières premières agricoles, ce qui leur permet d’exercer un contrôle sur cette étape des chaînes mondiales de création de valeur. Les liens plus étroits entre des entreprises jouissant d'une influence planétaire et de petits agriculteurs et des ouvriers peu organisés, au pouvoir de négociation limité, résultent souvent en des relations économiques injustes. Plutôt que de garantir un niveau de vie décent aux agriculteurs, ces relations peuvent mener à des situations de dépendance et à l'exploitation.
Le modèle d’affaires des négociants, par opposition à celui des petits producteurs, est organisé pour leur permettre de réagir avec souplesse aux risques commerciaux. Ils sont par exemple capables de se couvrir face aux risques liés aux prix, c’est-à-dire de se «protéger» des fluctuations excessives des cours. La plupart des petits agriculteurs, cependant, ne peut pas en dire autant. Ils sont donc exposés à l’instabilité des cours et aux prix souvent très bas des matières premières sur le marché mondial, sans possibilité ou presque d’atténuer ces risques ou de négocier de meilleurs tarifs.
Au-delà des fluctuations des prix, les petits producteurs subissent aussi les risques liés à la production, comme les risques climatiques. D’une manière générale, les risques auxquels les travailleurs de la production agricole doivent faire face peuvent les affecter d’une manière nettement plus existentielle que les acheteurs puissants, qui sont souvent en mesure de se montrer flexibles en termes d’approvisionnement.
De plus, faute d’acheteurs alternatifs, de souplesse et sans les ressources nécessaires pour ajouter de la valeur à leurs activités, les agriculteurs et les travailleurs finissent piégés dans des relations relevant de l’exploitation. La part des petits producteurs, sur les chaînes de valeur mondiales, est généralement la plus faible, et elle ne cesse de décliner, comme le révèle une étude d’Oxfam datée de 2019: «La part des agriculteurs dans le prix payé par le consommateur final pour les aliments a en réalité baissé de 13% depuis 1995; principalement au bénéfice des supermarchés. Mais la part revenant à un autre maillon de la chaîne d’approvisionnement, peu connu mais très puissant, a aussi légèrement augmenté : les entreprises agricoles mondiales spécialisées dans la production, la transformation et le commerce des matières premières agricoles.» Le manque d’accès fiable et d’information transparente sur le marché, en plus des conditions d’emploi généralement temporaires et informelles des travailleurs, affaiblit encore davantage la position des petits producteurs et des travailleurs.
Le déséquilibre des pouvoirs nuit aux producteurs
La raison principale pour laquelle les petits producteurs et les travailleurs n’ont que peu de marge de manœuvre pour minimiser les risques ou négocier de meilleures conditions est l’importante asymétrie des pouvoirs, qui les place dans une position difficile pour défendre leurs intérêts. Olivier de Schutter, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, a confirmé l’existence de ce problème dans l’agriculture sous contrat: «La manière dont les prix sont fixés, les retenues pour la fourniture d’intrants, les conditions de résiliation du contrat et la manière de déterminer la qualité des produits sont autant de domaines où les clauses sont souvent formulées en faveur de l’acheteur.»
Une organisation efficace des petits producteurs et des travailleurs pourrait être une manière de lutter contre ce déséquilibre des pouvoirs. Mais selon l’OIT, le niveau d’organisation en termes d’associations d’employeurs ou de coopératives est plus faible dans le secteur agricole que dans tout autre secteur: «On estime que moins de 10% des ouvriers agricoles salariés dans le monde sont organisés et représentés par des syndicats ou des organisations de travailleurs ruraux.» Cette organisation est souvent entravée par le manque de soutien et l’inadéquation des politiques gouvernementales, par une atmosphère antisyndicale généralisée, par la nature saisonnière d’une bonne partie des travaux agricoles et par la situation géographique des sites de production, souvent isolés ou très éloignés les uns des autres.
Sans un accès fiable et transparent au marché, sans ressources suffisantes et sans flexibilité, qui pourraient leur offrir une position de négociation plus forte, ni les petits producteurs ni les ouvriers ne sont en position de se battre pour leurs droits, d’échapper à l’exploitation ou de revendiquer une part plus importante du prix de vente des produits finis.
Les négociants, pour leur part, peuvent exploiter et abuser de leur position dominante. Même si la loi n’interdit pas toujours ce type de comportements, une part importante de leurs actions peut être considérée comme illégitime dans la mesure où ces actions nuisent aux droits humains fondamentaux d’autres personnes, notamment dans les cas où les prix versés aux producteurs sont si faibles qu’ils ne leur garantissent pas des revenus et/ou un salaire vitaux.
Selon les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (UNGP), la protection et la garantie des droits humains de la population relève en premier lieu de la responsabilité de l’État. Mais les entreprises ont leurs propres responsabilités. Selon les UNGP, «La responsabilité de respecter les droits de l’homme est une norme de conduite générale que l’on attend de toutes les entreprises où qu’elles opèrent. Elle existe indépendamment des capacités et/ou de la détermination des États de remplir leurs propres obligations en matière de droits de l’homme et ne restreint pas ces dernières. Elle prévaut en outre sur le respect des lois et règlements nationaux qui protègent les droits de l’homme.»
Les négociants en matières premières, comme toutes les autres entreprises, doivent respecter les droits humains partout où elles opèrent, peu importe la capacité ou la volonté des États à les garantir eux-mêmes.
Les sociétés ne doivent donc jamais exploiter la réglementation ou ses lacunes lorsque les impacts sur les droits humains sont susceptibles d’être négatifs... une règle qui n’est malheureusement que rarement respectée.