Négoce de matières premières Cent fois plus polluants que la Suisse – le bilan climatique accablant des négociants suisses en matières premières
Manuel Abebe, en collaboration avec Robert Bachmann et Adrià Budry Carbó, 9 novembre 2024
Chaque année, généralement au printemps, les plus grands négociants suisses en matières premières se lancent dans un numéro d’équilibriste. Ils rédigent un tout beau rapport de durabilité, plus épais d’année en année, dont un seul élément ne doit pas ressortir trop clairement: le fait que leur business repose principalement sur l’achat, le transport et la vente de charbon, de pétrole et de gaz. À côté des comptes rendus flatteurs sur leurs programmes de formation, sur la sécurité de leurs emplois ou sur leurs mesures environnementales, ils évoquent aussi de plus en plus les projets qu’ils mènent en lien avec le climat. En effet, depuis l’accord de Paris, qui prévoit de réduire à zéro les émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici à 2050, cette question est devenue un sujet explosif pour les équipes de communication des plus grandes entreprises.
Public Eye a épluché la section climat de ces rapports pour tenter de comprendre comment les cinq plus grands négociants suisses en matières premières entendent rendre leur modèle commercial compatible avec les enjeux climatiques. La lecture de ces documents s’est avérée très révélatrice: à grand renfort de mots creux et de jolies formules aussi alambiquées que trompeuses, les multinationales dissimulent le fait que leurs sources d’énergie fossiles contribuent très largement à la crise climatique. Nous avons donc fait nos propres calculs. Et les résultats sont pour le moins choquants: les dommages climatiques causés par leurs matières premières étaient, en 2023, environ cent fois supérieurs à ceux de l’ensemble de la Suisse. Et les objectifs climatiques qu’ils se sont fixés, tout comme la solution sur laquelle ils misent, la compensation carbone, reposent sur des bases très incertaines.
La dernière danse des énergies fossiles?
Ces dernières années, le Covid-19, les guerres et les crises ont permis aux négociants en matières premières de réaliser des bénéfices historiques, qu’il a fallu répartir à leurs actionnaires ou employé·e·s. Dans un premier temps, les entreprises ont distribué des milliards de dollars sous forme de dividendes et de bonus, réglé d’anciennes dettes et déboursé des centaines de millions de dollars d’amendes pour corruption. Mais les comptes sont encore bien garnis, ce qui pourrait théoriquement financer la transition nécessaire d’un modèle basée sur les énergies fossiles vers une approche qui soit compatible avec les enjeux climatiques.
En août dernier, quatre grands groupes ont étalé au grand jour leurs véritables priorités. Au début du mois, le groupe genevois Trafigura a acheté une nouvelle raffinerie de pétrole. Puis Vitol, négociant en pétrole basé dans la même ville, a racheté une importante société de négoce de charbon. Quelques jours plus tard, Glencore annonçait non seulement que le charbon resterait son principal secteur d’activité, mais aussi qu’il rachetait d’importantes mines canadiennes pour développer ce secteur. Enfin, Gunvor a annoncé qu’il avait établi un nouveau record de barils de pétrole vendus et qu’il renforçait donc son équipe pour l’or noir. Tout cela au cours d’un mois où un record mondial de chaleur a été enregistré, pour la quinzième fois consécutive.
Les bénéfices exceptionnels récoltés pendant les années de crise ne sont largement pas réinvestis dans des alternatives. La politique d’investissement du leader du secteur, Vitol, en est un bon exemple. L’année dernière, celui-ci a orienté plus de 80% de ses investissements vers les énergies fossiles, avec plus de 8 milliards de dollars US consacrés au seul secteur pétrolier. À court terme, Vitol n’envisage effectivement pas de se retirer des activités liées aux énergies fossiles, comme le patron de son bureau genevois l’a récemment admis au journal économique Agefi. Sans oublier de rejeter la responsabilité sur les pouvoirs publics: «Ce ne sont pas les fournisseurs comme nous qui définissent les politiques énergétiques, mais les gouvernements.»
Les émissions indirectes cachées
Les négociants suisses en matières premières ont-ils vraiment si peu d’influence sur le climat? Les rapports qu’ils publient devraient permettre d’en savoir plus sur la quantité de CO2 qu’ils rejettent dans l’atmosphère. Mais, dans la pratique, il s’est avéré extrêmement difficile, parfois même impossible, pour Public Eye de trouver, dans ces documents, des informations exhaustives sur les émissions de gaz à effet de serre générées par les plus grands pollueurs suisses. Et le diable se cache dans ce que l'on croit être un détail: les émissions indirectes.
Les émissions directes sont celles générées à l’étape de la production. Chez les négociants en matières premières, elles sont par exemple liées à l’exploitation d’une mine de charbon ou d’une raffinerie de pétrole. Bien que les entreprises suisses que nous avons analysées soient déjà actives dans la production, ces émissions sont relativement négligeables en ce qui les concerne. À l’inverse, leurs émissions indirectes, générées dans la chaîne de création de valeur et appelées «scope 3» dans le jargon onusien, sont bien plus importantes. Celles-ci surviennent à différentes étapes, par exemple déjà quand un cadre de l’entreprise prend l’avion pour signer un contrat ou – dans des proportions incomparables – lors du transport des matières premières par voie maritime. Mais l’essentiel des gaz à effet de serre est toutefois émis plus tard, lors de la phase d’utilisation. Car une fois qu’un négociant a vendu son pétrole ou son gaz, celui-ci est systématiquement brûlé pour le transformer en énergie. Ces émissions ne sont donc pas une problématique de second plan, mais une composante inhérente au modèle d’affaires des négociants.
Or, au lieu de calculer et de présenter comme il se doit ces émissions indirectes, la plupart des groupes recourent à des tours de passe-passe rhétoriques. À l’image du négociant Mercuria, qui estime qu’il est tout bonnement inutile de s’intéresser à ces chiffres. Son «rôle unique dans la chaîne de création de valeur, en premier lieu en tant qu’intermédiaire» l’aurait incité à ne rien communiquer sur les émissions indirectes générées par son négoce. Vitol ne déclare, pour sa part, qu’une fraction des émissions indirectes occasionnées par la combustion des matières premières provenant de ses propres sites de production. Glencore fait de même, mais ses émissions déclarées sont nettement plus importantes en raison de ses nombreuses mines de charbon. Trafigura se montre un peu plus transparent et ajoute les émissions indirectes des ventes de ses propres stations-service. Mais aucune de ces entreprises ne déclare les émissions indirectes de l’ensemble de son négoce de matières premières, son plus grand secteur d’activité. Seuls les chiffres présentés par Gunvor semblent être plus complets et donc crédibles.
«Cette pratique ne cache pas seulement la véritable incidence du négoce de matières premières sur le climat, mais profite également de directives dépassées en matière d’établissement des rapports», explique Frederic Hans, de l’organisation allemande NewClimate Institute, à propos de la méthode de calcul des entreprises. Le climatologue précise que les entreprises se basent sur une norme dépassée et vieille de plus de dix ans, qui leur accorde une grande liberté dans le calcul des émissions indirectes sur la chaîne de valeur. Son organisation à but non lucratif étudie depuis plus de huit ans les rapports que les multinationales publient sur le climat et il en fait le constat suivant: «En excluant de leurs rapports l’essentiel des émissions indirectes générées lors de la phase d’utilisation, les négociants en matières premières occultent la plus grande partie de leur empreinte climatique. Des rapports plus transparents et scientifiquement exacts sont nécessaires de toute urgence pour permettre à la société, aux gouvernements et aux investisseurs de mieux comprendre l’incidence que le modèle d’affaires du négoce de matières premières a sur l’environnement.»
Les véritables dommages climatiques
Comme les négociants en matières premières ne sont pas très regardants sur les émissions indirectes dues à leurs activités, nous nous sommes attelés à faire les calculs. Nos estimations des volumes négociés sont prudentes mais dressent toutefois un sombre tableau: les émissions indirectes des cinq plus grands négociants suisses s’élevaient, l’année dernière, à plus de 4 milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO2); rien qu'en considérant les volumes de charbon, de pétrole et de gaz vendus. Cela correspond à près de cent fois le volume de gaz à effet de serre que la Suisse a émis sur la même période.
Dans le cas de Vitol, nos estimations donnent un résultat plus de 40 fois supérieur à l’impact climatique officiellement déclaré par l’entreprise. En 2023, le leader du négoce pétrolier négociait quotidiennement près de 1 million de tonnes de brut et environ la moitié de ce volume en gaz. Au total, les émissions indirectes causées par les matières premières négociées par Vitol en 2023 se sont élevées à plus de 1,3 milliard de tonnes de CO2. Les gaz à effet de serre produits par la combustion du pétrole et du gaz vendus par Vitol dépassaient ainsi ceux du Brésil, pays classé au sixième rang mondial en matière d’émissions.
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Méthode de calcul
La quantité de CO2 produite par l’utilisation de 1 tonne de charbon, de pétrole ou de gaz est largement constante. Les méthodes couramment utilisées calculent donc les émissions indirectes de gaz à effet de serre à l’aide d’un facteur d’émission constant par matière première énergétique, multiplié par le volume vendu. Les estimations de Public Eye s’appuient sur les volumes que les entreprises ont déclaré avoir négociés en 2023, les calculs se basant sur la méthode et les facteurs de l’étude de référence «Carbon Majors». Ces estimations sont considérées comme prudentes car elles reposent sur diverses bases techniques. Considérant le charbon, les émissions varient en fonction du type de roche sédimentarisée, alors que les négociants ne donnent pas ce type de détails dans les volumes qu’ils déclarent. Public Eye a ainsi choisi le facteur d’émission le plus bas pour le charbon thermique.
Les valeurs publiées par Trafigura sont environ trois fois inférieures à nos estimations, celles de Glencore deux fois. Mercuria, qui ne veut pas rendre compte des émissions indirectes dues à son négoce de matières premières en raison de son «rôle unique», ne déclare qu’environ 4 millions de tonnes d’émissions de CO2 pour l’ensemble de ses activités sur l’année. Ce chiffre est 120 fois (!) inférieur à notre estimation. En réponse à nos questions, Mercuria précise qu'elle utilise une norme de reporting dans laquelle la déclaration des émissions indirectes sur la chaîne de valeur est facultative. Seul le rapport de Gunvor, remanié de fond en comble pour l’année 2023, se rapproche des estimations prudentes de Public Eye. Nos recherches révèlent, pour la première fois, la véritable contribution du secteur suisse des matières premières à la crise climatique, dont les conséquences dramatiques s’abattront avant tout sur les pays aux revenus les plus faibles.
Projets pansements et demi-solutions
Les rapports publiés par les négociants en matières premières sur leur impact climatique présentent une image trompeuse et lacunaire, et ce non seulement pour les données concernant les émissions, mais aussi concernant les mesures concrètes que les entreprises entendent adopter pour améliorer leur bilan climatique. Les approches timides et les demi-solutions présentées semblent bien peu prometteuses et, dans leur ensemble, elles sont à mille lieues des sérieuses mesures de réduction qui seraient attendues et nécessaires dans ce secteur à haut risque (également en matière de politique climatique).
Glencore a par exemple planifié, pendant cinq ans, un projet en Australie qui prévoyait de capter le CO2 rejeté par la cheminée d’une centrale à charbon, au lieu de le laisser s’échapper dans l’atmosphère. Ensuite, le gaz, «semblable à une boisson gazeuse», devait être injecté «sans conséquence» dans la nappe phréatique. Les autorités ont toutefois décidé d’interdire le projet au motif que celui-ci aurait «probablement causé des changements irréversibles ou à long terme dans les eaux souterraines». Mais même s’il avait obtenu l’autorisation pour son projet-pilote, le groupe zougois aurait dû construire plus de 1400 autres installations de ce type, pour pouvoir compenser les dommages environnementaux de sa production de charbon en Australie.
Gunvor, Trafigura et Vitol placent quant à eux leurs espoirs dans une reconversion de leurs énormes flottes maritimes. Les entreprises estiment pouvoir faire la différence avec ce type de mesures d’ordre technique. Trafigura, par exemple, a l’intention d’utiliser des moteurs à plus faibles émissions d’ici à 2030, mais seulement sur six navires parmi les 400 que compte sa flotte. Gunvor compte sur un meilleur nettoyage des coques et hélices de ses navires, pour une exploitation plus efficace sur le plan énergétique. Le négociant mise aussi sur une planification optimale des itinéraires. Selon leurs propres indications, les mesures prises par les entreprises ne permettent toutefois pas d’atteindre le niveau des réductions minimales prévues par l’Organisation maritime internationale.
Plutôt que d’opter pour de telles solutions technologiques, Mercuria mise, lui, sur une mesure nettement plus simple: la compensation carbone. Plutôt que de réduire ses propres émissions, le négociant achète ainsi systématiquement les effets de projets climatiques réalisés ailleurs, affirmant que cette démarche lui permet déjà d’être neutre en termes d’émissions directes de CO2. Les négociants en matières premières sont de plus en plus séduits par l’idée de pouvoir simplement s’acheter une bonne conscience climatique. Ainsi, si les semblants de solutions qu’ils mettent actuellement en œuvre ne suffisent pas, Trafigura, Gunvor et Glencore prévoient, en tout cas à long terme, d’acheter des certificats de CO2.
Objectif raté ou inexistant
Un rapport sur le climat serait censé définir un calendrier détaillé pour la réduction d’une quantité donnée d’émissions de gaz à effet de serre, avec des étapes clairement définies. Il devrait permettre aux analystes et aux personnes extérieures de comprendre si et comment le modèle d’affaires d’une entreprise répond aux actuels enjeux climatiques. Notre analyse révèle toutefois que les négociants suisses ne le voient pas du tout du même œil. Les objectifs climatiques qu’ils se fixent sont d’un niveau étonnamment bas ou, parfois, ils n’en fixent même aucun, ce qui est indéniablement le moyen le plus sûr de ne pas les manquer... Un seul des cinq groupes analysés s’est fixé un objectif daté pour la réduction de l’ensemble de ses émissions directes et indirectes:
Mercuria, qui vise à atteindre le «zéro net» d’ici à 2050. Mais la façon dont le négociant entend y parvenir reste totalement floue, et on ne sait pas non plus s’il continuera à miser sur les compensations pour ce faire. Et Mercuria ne tient pas non plus compte des émissions indirectes dues au négoce de matières premières. Vitol fait tout l’inverse, la multinationale au plus gros chiffre d’affaires de Suisse ne se fixant, pour fin 2024, qu’un objectif partiel. Et comme celui-ci ne concerne qu’un petit secteur d’activité, le groupe pourrait tout de même l’atteindre si l’ensemble de ses émissions augmente. Pour les années suivantes, l’entreprise ne fait aucune prévision ni concession.
De forts doutes planent même concernant le seul groupe qui s'est fixé des objectifs de réduction datés pour toutes les émissions. Glencore a été sommé par ses actionnaires de viser un objectif climatique plus concret. Or, le groupe reconnaît, dans son propre rapport de durabilité, que ses objectifs ne sont «pas alignés» sur les réductions qui seraient nécessaires dans le secteur de l’énergie pour atteindre l’objectif de 1,5° de l’accord de Paris. Mais le géant zougois cherche à relativiser en discréditant le scénario de l’Agence internationale de l’énergie qui lui semble «de moins en moins réaliste». Mais les objectifs climatiques de Glencore sont faibles à d’autres égards également.
«Glencore utilise une année de référence non représentative et surévaluée; ce qui est très inquiétant», analyse Naomi Hogan au téléphone. La représentante du Centre australien pour la responsabilité des entreprises a déjà tenté de dénoncer les objectifs climatiques peu ambitieux de l’entreprise en présentant une résolution à l’assemblée générale du groupe. Elle précise que Glencore mesure ses progrès par rapport à une année où le groupe a acheté une mine colombienne qu’il a revendue par la suite. «En utilisant une référence surévaluée, les émissions d'une année typique ressemblent désormais à une réduction et les objectifs climatiques sont plus faciles à atteindre», fait remarquer Naomi Hogan, qui souligne que «recalculer les émissions de l'année de référence est nécessaire pour avoir une vision plus précise». Interrogé à ce sujet, Glencore précise que le groupe considère la référence comme représentative de sa production et de ses émissions. Selon Naomi Hogan, le manque de volonté d'ajuster le calcul donne aux investisseurs une illusion de progrès.
Gunvor a recours au même stratagème: pendant la pandémie de Covid-19, le négociant a fermé une raffinerie, ce qui lui a permis de réduire de plus d’un tiers ses émissions directes de gaz à effet de serre. Gunvor en profite aujourd’hui puisqu’il calcule son objectif climatique pour 2025 sur la base de l’année 2019, soit avant la pandémie; un objectif qu’il a ainsi pu atteindre depuis des années. Interrogée à ce sujet, Gunvor explique que de nouvelles fermetures de raffineries réduiraient certes de manière significative les émissions directes, mais l’entreprise ne considère pas cela comme un progrès, car des emplois pourraient par exemple être perdus. Pour illustrer son niveau d’ambition dans la réalisation des objectifs climatiques, le négociant en pétrole nous répond par une question: «Si Gunvor achète une centrale à gaz, comme nous l'avons fait cette année en Espagne, et que nos émissions de scope 1 augmentent, serons-nous accusés d'avoir échoué?»
Public Eye a analysé les rapports publiés par les cinq plus grands négociants et a évalué de manière systématique les données relatives aux émissions, les objectifs climatiques, les mesures prévues ainsi que d’autres éléments (voir encadré). Nous estimons que la plupart des objectifs et des mesures qu’ils présentent sont faibles ou très faibles, car ils manquent de transparence et sont peu adéquats (tableau 1).
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Méthode d'évaluation
Public Eye a analysé les rapports des entreprises à l’aide d’une méthode développée par l’organisation allemande à but non lucratif NewClimate Institute. Dans les quatre domaines principaux que sont les données sur les émissions, les objectifs climatiques, les mesures de réduction et la responsabilité pour les émissions non réduites, l’évaluation a porté sur la transparence des informations fournies par les entreprises et sur la compatibilité des solutions proposées avec les objectifs climatiques de l’accord de Paris. Chacun de ces aspects a été évalué sur une échelle à cinq niveaux allant de «très faible» à «élevé». Les résultats représentent l’évaluation de Public Eye sur la base des meilleures sources d’entreprises publiquement disponibles.
Jusqu’à présent, les rapports de durabilité étaient un simple exercice de style pour les négociants en matières premières. Mais cela doit désormais changer. De nouvelles dispositions législatives prévoient qu’à partir de 2024, les entreprises concernées par le contre-projet à l’initiative sur la responsabilité des multinationales fournissent pour la première fois des informations complètes sur les questions climatiques. Cela concerne aussi les émissions indirectes liées à la phase de consommation des produits vendus. Les tribunaux suisses pourraient donc bientôt devoir juger si le flou artistique qui prévaut dans les rapports publiés par les négociants est compatible ou non avec le Code des obligations, et si des amendes peuvent être infligées.
La crise climatique comme modèle d’affaires
Alors que les négociants feignent d’ignorer les véritables conséquences du très lucratif négoce de charbon, de pétrole et de gaz, le dérèglement climatique fait de plus en plus de dégâts. Chaque sécheresse, chaque inondation et chaque canicule augmente la pression politique (inter)nationale pour qu’un terme soit mis au modèle d’affaires des négociants en matières premières fossiles. Afin d’anticiper les réglementations et de rester rentables, ceux-ci sont à la recherche de nouveaux produits négociables à l’échelle mondiale, et qui soient d’apparence aussi verte que possible. Mais il n’est pas ici question de cobalt, de lithium ou d’hydrogène: nos négociants, connus pour leur esprit inventif, ont déjà trouvé «leur» produit.
Pour reprendre les propos de son inventeur, la compensation carbone est «une matière première que l’on ne peut ni voir, ni sentir, ni toucher». Autrefois, les négociants suisses auraient sans doute été sceptiques face à un produit aux propriétés aussi étranges. Mais ils semblent désormais apprécier les avantages d’une matière première qui existe principalement sur le papier, qui n’a pas besoin d’être stockée ni transportée à grands frais, et qui peut simplement être classée dans un dossier. Tout en ayant l’air vertueuse.
L’année dernière, des révélations sur un projet de l’entreprise suisse South Pole au Zimbabwe ont démontré sur quel type de promesses repose la compensation carbone. Son principe: pouvoir émettre – depuis un lieu donné – des gaz à effet de serre en toute bonne conscience; à condition qu’ailleurs, une parcelle de forêt soit préservée, de l’énergie renouvelable soit générée ou des arbres soient plantés. Ces mesures doivent permettre de capter du CO2 déjà émis ou d’empêcher ou de réduire de nouvelles émissions. Les certificats qui en résultent, qui représentent 1 tonne de CO2 compensé, peuvent être achetés par les utilisateurs finaux afin de compenser leurs émissions de gaz à effet de serre. Dans les faits, ils ne sont toutefois pas tenus de réduire leurs émissions. Élément essentiel pour que le business de la compensation carbone fonctionne: les projets coûtent moins chers là où ils sont réalisés que s’ils l’étaient sur le lieu où le CO2 est réellement émis.
Le commerce de certificats ne ressemble pas seulement au négoce de matières premières fossiles en ce sens que le lieu de consommation de ces dernières est généralement différent de celui de leur extraction. Le prix des certificats de compensation est aussi extrêmement volatil, et il n’est pas rare qu’il double ou triple en peu de temps. Tirer profit de la volatilité des prix est déjà le cœur de métier des négociants. La discrétion a également toute son importance sur le marché des certificats. Selon les estimations, quatre contrats de compensation sur cinq seraient conclus en dehors de la Bourse et donc, de fait, dans l’opacité la plus totale.
Mais la raison principale pour laquelle les négociants suisses se lancent tellement dans le marché de la compensation est leur foi en sa rentabilité. De plus en plus de pays misent sur les certificats pour lutter contre la crise climatique. Des conditions attrayantes font monter les prix, le prochain boom des matières premières se profile à l’horizon; avec à la clé de juteux bénéfices. C’est ce potentiel de profit qui pousse les négociants vers le marché de la compensation, et non des considérations d’ordre climatique ou la volonté de soigner leur image.
Des réchauds pour le climat
«On ne sait pas vraiment quels acteurs sont impliqués, ni combien ils sont, pas plus que les sommes qu’ils reçoivent. Comprendre le cheminement de l'argent dans le business de la compensation reste un défi de taille», explique Trishant Dev du Centre for Science and Environment à New Delhi. Il est l’auteur d’un rapport détaillé sur les projets de compensation en Inde, pays qui figure parmi les plus grands producteurs mondiaux de certificats de compensation. Dans le cadre de ses recherches, il a eu du mal à déterminer chez quels négociants les certificats de CO2 finissaient par atterrir. «C’est comme un trou noir.»
Dans un cas, Trishant Dev est toutefois parvenu à retrouver l’acheteur: un contrat passé entre une entreprise indienne qui développe des projets climatiques et Vitol. Ce dernier avait acheté, en avril 2022, de quoi compenser 11 millions de tonnes de CO2. En contrepartie, l’entreprise indienne s’est engagée à distribuer 600'000 réchauds à charbon dans le pays. En cinq ans, cette mesure devrait permettre de compenser l’équivalent des émissions de gaz à effet de serre générées par 10 millions de voyages en avion entre Genève et New York. Il n’est pas possible de déterminer précisément d’où proviennent les compensations de Vitol, mais Trishant Dev a visité de nombreux projets de réchauds de cette même entreprise de développement dans le centre de l’Inde. «La plupart des ménages impliqués ne savent pas qu’ils font partie d’un projet de compensation. Et en plus, bien souvent, les réchauds ne sont pas du tout utilisés» ajoute-t-il.
Le principe derrière les réchauds est simple: dans de nombreux pays à plus faibles revenus, la population cuisine sur un simple brasero ou sur un feu ouvert. Ainsi, le charbon de bois brûlé diffuse sa chaleur dans toutes les directions, ce qui entraîne une perte d’énergie. De plus, ce processus produit des fumées et des suies toxiques. Ce qui présente un risque important pour la santé, en particulier à l’intérieur des bâtiments. Des réchauds qui perdent moins de chaleur permettent non seulement une diminution de la fumée dégagée, mais aussi une économie de CO2. Sur le marché de la compensation, les entreprises peuvent calculer elles-mêmes cette réduction et se faire attester les certificats correspondants pour les revendre.
«Les hypothèses de ces calculs et la faible utilisation des réchauds contribuent à surestimer considérablement la réduction des émissions qui en résulte», explique Benedict Probst, de l’Institut Max Planck de Munich. L’économiste de l’environnement a étudié, avec des équipes de recherche de l’EPFZ et de onze autres universités, combien des certificats de CO2 émis dans les projets climatiques les plus courants répondent aux normes scientifiques. Le concept des réchauds a obtenu les pires notes: seuls 11% de ce que les certificats climatiques attestent à leurs acheteurs représentent effectivement une économie d’émissions.
En dépit de ces résultats décevants, Vitol, qui a préfinancé l’un des projets critiqués par la communauté scientifique et réalisé des études préliminaires pour celui-ci, continue de promouvoir à grande échelle de tels projets controversés, et ce pas seulement en Inde, mais aussi en République démocratique du Congo, au Kenya ou en Tanzanie. Interrogé à ce sujet, le négociant répond qu'il procède toujours à des contrôles significatifs et qu'il ne soutient que des projets «de la plus haute qualité». Le projet en question fera bientôt l’objet d’une réévaluation. Le groupe genevois a fait distribuer plus de 2,1 millions de réchauds de ce type en Afrique subsaharienne au cours des vingt dernières années. En mai 2024, son patron, Russell Hardy, a annoncé que le groupe investirait encore plus de 550 millions de dollars US en Afrique d’ici à 2030, en grande partie dans de tels projets de réchauds.
Dessine-moi un arbre
Trafigura a pris un autre chemin. Il ne s’est lancé dans le commerce de compensation qu’en 2021 et, selon Bloomberg, il serait devenu le leader de ce marché en seulement trois ans. La clé de ce succès? Les solutions dites «basées sur la nature», comme la plantation à grande échelle de nouvelles forêts. S’il y avait une deuxième Amazonie qui aspire le CO2 de l’air, la crise climatique serait réglée. C’est sur cette hypothèse audacieuse que reposent deux des projets de compensation dont Trafigura fait la promotion dans ses vidéos publicitaires.
Dans l’est de la Colombie, près du fleuve Orénoque, Trafigura finance un projet baptisé «Boussole verte». Des millions d’arbres doivent être plantés dans la savane afin de faire pousser une nouvelle forêt sur une surface équivalente à celle du lac de Zurich. Pour qu’elle pousse le plus vite possible, Trafigura mise sur les eucalyptus, dont la croissance est particulièrement rapide. Cette démarche – qui semble de prime abord courageuse et novatrice – pourrait toutefois bientôt se retourner contre le négociant, car l’eucalyptus est très inflammable et, ces dernières années, plusieurs incendies de forêt ont ravagé la région. Pendant les deux mois de sécheresse de l’année dernière, le projet a déjà dû lutter contre près de 200 incendies, nous répond le négociant. «Nous avons investi de manière significative dans des mesures rigoureuses de lutte contre le feu» et les incendies n'ont pas eu de conséquences sur la surface plantée. Mais il reste à voir si les arbres survivront effectivement aux 30 ans prévus, une durée de vie de toute façon sous-estimée pour que le projet ait un véritable impact.
Mais c’est précisément la question de la durabilité et de la pérennité des réductions d’émissions qui intéresse des spécialistes comme Benedict Probst. Il estime certes que la compensation peut, à long terme, jouer son rôle pour lutter contre la crise climatique, mais seulement si les acheteurs de certificats réduisent au préalable la plus grande part de leurs propres émissions et que ces projets stockent ensuite le CO2 à long terme. Dans les projets forestiers, ce risque est souvent sous-estimé, ignorant par exemple les éventualités d’incendies: «Il se peut très bien que, dans dix ans, des réductions d’émissions qui sont peut-être aujourd’hui effectivement représentées par des certificats ne soient plus du tout des réductions», prévient le chercheur.
Aucune leçon tirée du scandale de South Pole
Mais il y a encore plus simple que de planter des arbres: la simple promesse – peu onéreuse – de les laisser en place, ou du moins de les abattre moins rapidement. Les projets de compensation de ce type consistent à modéliser la quantité de forêt qui pourrait être perdue à l’avenir à cause du déboisement ou d’incendies dans une région. Si la déforestation réelle est plus faible que les prédictions, alors des certificats de CO2 sont créés. Selon une base de données de l’Université de Berkeley aux États-Unis, environ un quart de tous les certificats de CO2 volontaires dans le monde, soit plus de 460 millions de tonnes, proviennent de projets de ce type, appelés REDD+ dans le jargon technique.
Beaucoup d’entre eux ne sont guère plus que du vent – mais un vent très lucratif –, car les responsables des projets surestiment souvent le taux de déforestation attendu; par exemple en consultant les relevés historiques dans des régions comparables et en prévoyant une très grande perte de forêts dans la région du projet. Si ce sombre scénario ne se matérialise pas, la quantité de certificats de CO2 émis est plus importante que le nombre qui serait éventuellement justifié. Les écarts dans leurs propres calculs peuvent être payants pour les entités qui gèrent les projets, car elles reçoivent ainsi plus de compensations pour les ventes. Dans le scandale du projet South Pole, le média d'investigation Follow the Money a également constaté de telles divergences.
Une étude de l’Université d’Amsterdam a examiné 26 des plus grands projets de ce type pour étudier dans quelle mesure les effets compensatoires sont ainsi surestimés. L’étude a pris en compte non seulement la déforestation supposée, mais aussi celle effectivement observée. Conclusion: les projets forestiers ne peuvent garantir que 7% des effets compensatoires qui leur sont imputés.
Mercuria a annoncé son intention d’investir un demi-milliard de dollars US dans des «solutions climatiques» d’ici à 2030. Malgré toutes les critiques de la communauté scientifique, le négociant consacre une part importante de cette somme à de tels projets de protection des forêts. Au Brésil, par exemple, Mercuria s’est octroyé les droits d’achat exclusifs des certificats de CO2 d’un projet dans la forêt tropicale de l’État de Tocantins. Si la déforestation peut y être endiguée, plus de 200 millions de tonnes de CO2 seront compensées sur une surface équivalente à celle de la Grande-Bretagne. Interrogée, Mercuria précise que ses projets sont développés «dans le cadre de programmes de compensation établis, avec une gouvernance stricte, des normes techniques, des audits indépendants et des vérifications régulières». L'entreprise estime en outre que «les solutions basées sur la nature ont le potentiel de contribuer de manière significative aux efforts mondiaux pour atteindre le zéro net»; non seulement parce qu'elles sont déjà disponibles aujourd'hui, mais aussi parce que «les coûts par tonne sont significativement inférieurs à ceux de certaines alternatives».
Dans de nombreux pays, les forêts relèvent de l’administration nationale ou régionale. Au Pérou, Mercuria s’est fait garantir par les gouvernements d’Ucayali et de Madre de Dios les droits de commercialisation des certificats de CO2 issus des forêts de la région. Dans un protocole d’accord avec le Ghana, le négociant a aussi déclaré en 2021 déjà, vouloir y réaliser de tels projets. Ces projets n’ayant pas encore vu le jour, comme pour de nombreux autres projets climatiques lancés par des négociants, leur impact effectif ne peut logiquement pas encore être évalué.
Mercuria ne discute pas seulement avec les autorités pour ses projets climatiques, mais se profile aussi sur le terrain de la diplomatie climatique internationale. Le groupe a envoyé trois représentants, dont son patron, à la Conférence sur le climat COP 2023 à Dubaï. Glencore et Trafigura figuraient également sur la liste des participant·e·s. Cette dernière entreprise a profité de l’occasion pour rencontrer une délégation gouvernementale du Paraguay. L’année dernière, Vitol a également conclu un accord avec le fonds souverain nigérian pour un projet commun de distribution de ses réchauds. Pour les certificats de CO2 comme pour le négoce de matières premières, il semblerait que le meilleur atout soit la proximité avec les gouvernements.
Des solutions insuffisantes
Le modèle d’affaires des cinq plus grands négociants suisses en matières premières repose sur le commerce du charbon, du pétrole et du gaz, avec les conséquences climatiques qui en découlent. Avec ses énormes émissions indirectes de gaz à effet de serre, cette approche n’a aucun avenir politique ni économique, et le secteur est confronté à un bouleversement d’une urgence que les jolis rapports sur papier glacé ne peuvent à eux seuls faire oublier.
Les projets de compensation carbone sont censés apporter une réponse. Mais, même s’ils devaient effectivement tenir leurs nobles promesses, leur impact resterait totalement insuffisant. Trafigura négocie tous les 8 jours un volume de pétrole dont l’entreprise veut compenser les émissions de CO2 par un projet forestier de 30 ans en Colombie. Le projet de réchauds de Vitol en RDC évite, au mieux, sur la durée d’un an, les gaz à effet de serre produits par le pétrole que le groupe vend en une demi-heure.
De plus, les projets ne parviennent pas à compenser l'asymétrie fondamentale du négoce de matières premières. À l'avenir, les régions aux revenus les plus faibles devront encore satisfaire la demande des régions les plus riches du monde, les négociants en matières premières se positionnant toujours comme intermédiaires. Le fait que les entreprises misent sur une telle approche, tout en dépensant des milliards dans le développement continu des énergies fossiles, révèle le véritable message de leurs beaux rapports: après nous, le déluge.