Enquête exclusive Les affaires souterraines du président kazakh et la Suisse
Agathe Duparc et Robert Bachmann, 22 septembre 2022
Côté pile, il y a un diplomate avisé, directeur général de l’Office des Nations Unies à Genève (ONUG) de 2011 à 2013, décrit par ses collègues comme une personnalité cultivée et qui, à ses heures perdues, écrit des livres et publie des tribunes dans les médias pour vanter les mérites du multilatéralisme. Côté face, il y a un homme à poigne, installé dans le fauteuil présidentiel en 2019 par son prédécesseur Noursoultan Nazarbaïev. Lors d’émeutes à Almaty (la capitale économique du Kazakhstan), en janvier 2022, il a donné l’ordre de tirer à balles réelles sur les manifestants qui protestaient contre la hausse des prix du gaz, entraînant la mort de 232 personnes selon le bilan officiel.
Businessman de l’ombre
Ce grand écart n’est désormais plus un secret. Mais une autre facette de Kassym-Jomart Tokaïev est jusqu’ici restée dans l’ombre: celle d’un homme d’affaires aguerri qui s’est abrité derrière ses proches pour gérer des actifs dans le pétrole et les métaux stratégiques, et dont les revenus ont alimenté plusieurs comptes bancaires en Suisse. Un profil plutôt surprenant pour ce grand serviteur de l’État qui a fait toute sa carrière dans le secteur public, successivement ministre des Affaires étrangères, Premier ministre, président de la chambre haute (Sénat) puis basse (Majilis) du Parlement, avant d’être élu président (voir sa biographie plus bas). Ce business pourrait constituer une violation de deux lois kazakhes: celle qui stipule que les hauts fonctionnaires n’ont pas le droit d’avoir des activités commerciales et ne peuvent pas détenir une participation de plus de 5% dans une société, et celle qui interdit aux parlementaires de faire des affaires, en particulier de gérer des entreprises.
L’actuel président kazakh se présente pourtant aujourd’hui comme déterminé à en finir avec les pratiques douteuses de l’époque Nazarbaïev. «Grâce au premier président (ndlr: Nazarbaïev) sont apparus dans le pays un groupe de sociétés très rentables et un groupe de personnes qui sont riches, même selon les standards internationaux. Je pense qu'il est temps de rembourser le peuple du Kazakhstan», déclarait-il au lendemain des émeutes sanglantes d’Almaty. Pour se refaire une virginité, il a décidé de convoquer des élections présidentielles anticipées le 20 novembre 2022, qualifiées de «remise à zéro radicale de tout le système politique».
Plus d'informations
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Kassym-Jomart Tokaïev, un grand fonctionnaire au service de l’État
1994-1999: ministre des Affaires étrangères
1999-2003: Premier ministre
2003 et 2007: ministre des Affaires étrangères
2007 à 2011: président du Sénat
Mars 2011 - octobre 2013: directeur général de l’ONU Genève
2013 à mars 2019: président du Sénat
20 mars 2019: nommé président par intérim à la suite de la démission de Noursoultan Nazarbaïev
Avril 2019: élu président avec 70,8% des voix
C’est grâce à une fuite de documents issue du piratage, en 2014, des boîtes mail du futur président et de son fils Timour que nous avons découvert l’envers du décor. Deux courriels provenant de ce hacking et montrant la proximité des Tokaïev avec la famille Nazarbaïev avaient déjà été publiés en 2016 dans le journal d’opposition Respublika, puis trois ans plus tard sur le site Kazakhstan 2.0. Les principaux intéressés n’avaient alors pas réagi publiquement, ni contesté l’authenticité des documents. Public Eye a eu accès à des milliers de courriels, rédigés en russe et en anglais entre 2006 et 2014, accompagnés de pièces jointes. Pour nous assurer de leur véracité, nous avons mandaté une société d’expertise informatique réputée en Suisse. Cette dernière a analysé plusieurs fichiers concluant n’avoir « rien trouvé de suspect qui puisse indiquer une manipulation des e-mails ». Ces fichiers confirment par ailleurs, en les approfondissant, des informations déjà mises en lumière dans des enquêtes qui n’avaient pas eu accès à ces leaks.
Ces courriels permettent de plonger dans les secrets de la famille Tokaïev, et surtout d’identifier leurs relais en Suisse.
Avocat∙e∙s, fiduciaires, banquiers et banquières, agent∙e∙s immobiliers et architecte d’intérieur : plus d’une dizaine de professionnel∙le∙s à Genève, Zurich, Bâle et au Tessin ont déroulé le tapis rouge, apparemment sans trop poser de questions. Dans cette correspondance, il apparaît que l’influente famille kazakhe a rapatrié en Suisse une partie des bénéfices réalisés au Kazakhstan. Nous avons pu documenter un versement sur un compte bancaire chez Julius Bär à Zurich détenu par une société offshore contrôlée par les Tokaïev.
Cette tradition d’accueil des élites d’Asie centrale, en particulier du Kazakhstan, est bien ancrée en Suisse. Voilà plusieurs décennies que le clan de l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev et d’autres personnalités kazakhes controversées y ont pris leurs aises, avec à la clé quelques scandales qui n’ont pas changé les pratiques...
- Lire à ce sujet: «Suisse-Kazakhstan: une longue histoire d’amour et de scandales»
Le jeu des 2 familles
Dans la famille Tokaïev, Timour, le fils unique né en 1984, résident genevois depuis plusieurs décennies, a un profil intéressant. Quand son père a été élu président du Kazakhstan en avril 2019 avec 70,8% des voix, plusieurs médias kazakhs et russes se sont intéressés à la fulgurante carrière de cet homme d’affaires qui a été naturalisé suisse, comme nous l’avons découvert. En février 2022, l’OCCRP, un consortium de journalistes d’investigation a révélé, dans le contexte de l’enquête internationale «Suisse Secrets», qu’il n’avait que 14 ans lorsque, en 1998, un compte bancaire au Credit Suisse a été ouvert à son nom et celui de sa mère, Nadejda Tokaïeva. La famille kazakhe appréciait déjà les avantages offerts par la douce Helvétie.
Le jeune homme était scolarisé au collège du Léman, un établissement privé huppé situé à Versoix, près de Genève. Il a ensuite étudié à la Webster University à Bellevue, avant d’intégrer à Moscou la prestigieuse Académie du ministère des Affaires étrangères, où il a rédigé une thèse sur « la stratégie de la République du Kazakhstan vis-à-vis de l’Occident » dans laquelle le nom du président autocrate Noursoultan Nazarbaïev, alors au pouvoir depuis plus de vingt ans, apparaissait à 112 reprises.
Mais les sciences politiques n’étaient pas sa seule passion: à 18 ans, en 2002, Timour Tokaïev est devenu actionnaire à 50% d’une société nommée Abi Petroleum Capital, comme l’a révélé en 2013 la presse kazakhe. Alors que son père était sur le point d’achever son mandat de Premier ministre, nommé ensuite ministre des Affaires étrangères, cette petite structure a obtenu une licence d’exploration puis d’exploitation pour le champ pétrolier de Gradovoye (blocs XXVI), situé près de la ville Novobogatinskiy dans la région d'Atyraou, dans l’ouest du Kazakhstan. L’autre propriétaire d’Abi Petroleum Capital était Muhammad Izbastine, le cousin germain de Timour. C’est le fils du diplomate Temirtay Izbastine, marié à la sœur de Kassym-Jomart Tokaïev et aujourd’hui ambassadeur en Bulgarie.
«Mon prix est 10 pièces»
Voilà pour l’actionnariat sur le papier. Mais dans les courriels que nous avons pu consulter, il apparaît que le futur président kazakh était également l’un des bénéficiaires d’Abi Petroleum Capital. C’est principalement à son neveu Muhammad Izbastine, basé au Kazakhstan, qu’il transmettait ses doléances et ses conseils pour la gestion de cet actif. Le 30 décembre 2012, alors qu’il occupe depuis quelques mois le prestigieux poste de directeur général de l’Office des Nations Unies à Genève, Kassym-Jomart Tokaïev s’inquiète apparemment pour l’avenir de la petite société pétrolière, dont les bénéfices ont atteint cette année-là près de 890 millions de tenges kazakhs (soit à l’époque 5,8 millions de dollars US). Il écrit :
« Muhammad ! L'environnement pétrolier ne cesse de se détériorer et les perspectives ne sont pas encourageantes. Que penses-tu de la possibilité de vendre cet actif ? Cela permettrait de se lancer dans d’autres domaines plus prometteurs. »
Quelques semaines plus tard, le diplomate de premier plan dit avoir besoin d’argent et se fait plus pressant. Il explique être en contact avec une personne qui peut l’aider à vendre, une personne influente au sein du clan Nazarbaïev. « Comme je l’ai déjà dit, je veux quitter Abi. Mon prix est 10 pièces (ndlr : 10 millions USD) plus 2 (ndlr : 2 millions USD) pour un paiement ultérieur » écrit-il, se plaignant d’avoir reçu, pour les années 2009 et 2010, des paiements mensuels « irréguliers » de la société. Il déplore une situation « bordélique ». Le neveu répond que « 10 millions pour 50% des parts, c’est trop élevé », mais qu’un acheteur potentiel – dont l’identité n’apparaît pas dans les e-mails – pourrait être intéressé.
Abi Petroleum Capital semble aujourd’hui avoir été mise en sommeil. Son site internet est désactivé. L’application Wayback Machine donne toutefois accès à quelques captures d’écran dont la dernière date de juillet 2014. Les documents dont nous disposons ne nous permettent pas de savoir si Kassym-Jomart Tokaïev a pu obtenir les millions qu’il espérait.
Quatre versements suspects chez Julius Bär
La petite société pétrolière était en tout cas une source non négligeable de revenus pour les Tokaïev, et une partie des profits générés au Kazakhstan est arrivée en Suisse, comme nous l’avons découvert. À l’automne 2012, le fils Tokaïev a ouvert un compte auprès de la banque privée Julius Bär de Zurich dont le titulaire était une société offshore : Edelweiss Resources LLP. Des documents bancaires montrent qu’entre le 11 octobre 2012 et le 25 février 2013, Abi Petroleum Capital a versé à cette structure, tout juste enregistrée à Londres, un total de 1,76 million de dollars US, en quatre versements.
Dans les e-mails que nous avons épluchés, il apparaît qu’au début 2012, Timour Tokaïev s’est adressé à la branche zurichoise de Trident Trust pour mettre sur pied un montage offshore opaque. Virtuose de ce genre de prestations, cette fiduciaire mondialement connue pour servir les grandes fortunes – et dont le nom a été cité dans plusieurs enquêtes journalistiques – s’exécute. Elle enregistre Edelweiss Resources LLP au Royaume-Uni, avec comme but des « activités de construction en Russie ». Cette société est elle-même détenue par deux autres entités, immatriculées quelques temps auparavant aux Îles Vierges britanniques (BVI) : Wisdom Invest & Finance Inc. et Wishing Well Group Inc. Si Timour Tokaïev est bien le propriétaire d’Edelweiss, seuls les noms des deux structures enregistrées aux BVI apparaissent au registre du commerce britannique. La grande enquête «Suisse Secrets» du Consortium international des journalistes d’investigation a déjà mentionné l’existence de ces véhicules offshore utilisés par la famille Tokaïev, sans toutefois percer jusqu’au bout le mystère.
Mais pourquoi les Tokaïev ont-ils fondé Edelweiss Resources LLP, et quels sont ses liens avec la compagnie pétrolière de la famille ?
Le parfum d’un étrange contrat
Dans la fuite de courriels, nous avons exhumé un contrat qui semble avoir servi à justifier l’arrivée des fonds chez Julius Bär à Zurich. Signé en 2012 entre Edelweiss et Abi Petroleum – deux sociétés, répétons-le, contrôlées par Timour Tokaïev, avec en arrière-plan l’implication secrète de son père Kassym-Jomart au sein d’Abi Petroleum –, ce document stipule qu’Edelweiss sera rémunérée pour permettre à Abi Petroleum de décharger ses cargaisons de pétrole à Primorsk, le grand port russe situé sur la mer Baltique, à une centaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg. Plus précisément, la petite structure britannique doit se charger du stockage et de la protection de la marchandise d’Abi Petroleum ainsi que des échanges avec l’administration portuaire. Plusieurs questions se posent concernant la réalité de ce contrat. Comment expliquer qu’une société britannique officiellement active dans la construction en Russie soit chargée de services d’une toute autre nature dans un port pétrolier russe ? Le fait que le contrat ait été signé entre deux sociétés en main du même propriétaire – dont l’une créée peu de temps avant la signature – éveille par ailleurs les soupçons.
Comme le montrent les documents auxquels nous avons eu accès, Julius Bär à Zurich a pourtant accompagné et cautionné cette opération, en collaboration directe avec Trident Trust. Des échanges de courriels révèlent qu’en juillet 2012, une banquière de l’établissement suisse a été invitée à Moscou par Timour Tokaïev, qui lui a alors envoyé le contrat entre Abi Petroleum et Edelweiss. Cela a apparemment permis aux Tokaïev de mettre leurs profits pétroliers à l’abri en Suisse et d’acquérir de nouveaux actifs. Selon les documents en notre possession, une partie de cet argent a ensuite servi à l’achat d’actions d’Apple et d’Uranium One (une succursale du géant nucléaire de l’État russe Rosatom) ainsi qu’à l’acquisition de participations dans un fonds investissant dans la production d’uranium.
Dans un e-mail envoyé à son fils le 24 février 2013, le futur président du Kazakhstan mentionne des paiements faits par Abi Petroleum à Edelweiss en 2012, à côté d’autres montants (en liquide ?) qu’il a reçu cette année-là via son neveu. Soit un total dépassant 4 millions de dollars US.
Red flags ignorés
Julius Bär et Trident Trust savaient-ils que derrière le fils se cachait le père ? Contacté, Julius Bär répond ne pas pouvoir « donner d’informations sur des relations clients supposées ou réelles ». Et « le groupe Trident Trust ne discute pas de ses clients avec les médias mais coopère systématiquement avec toute autorité compétente qui demande des informations », nous a répondu la fiduciaire.
Plusieurs choses auraient dû alerter les services de compliance des deux établissements : tout d’abord le fait que le Kazakhstan soit un pays à haut risque de corruption (classé 133e des 176 pays les plus corrompus, selon l’Indice de perception de la corruption de Transparency International en 2012) ; et qu’il soit connu que les enfants des hauts fonctionnaires publics et des membres du Parlement détiennent bien souvent des fortunes pour le compte de leurs parents, la loi kazakhe ne permettant pas à ces derniers de faire des affaires en parallèle de leur carrière au service de l’État.
En 2012 déjà, les banques et les intermédiaires financiers helvétiques avaient un devoir de diligence accru à l’égard des personnes politiquement exposées (PEP) – une catégorie dans laquelle Kassym-Jomart Tokaïev et son fils rentraient déjà incontestablement, au vu des hautes fonctions étatiques du premier. L’ordonnance de la FINMA sur le blanchiment d’argent de l’époque les obligeait aussi à vérifier l’identité des ayants droit économiques des sociétés, à identifier les personnes politiquement exposées et à clarifier l’arrière-plan économique de toutes les transactions, en particulier celles qui semblent inhabituelles, à l’instar des versements d’Abi Petroleum à Edelweiss.
Danse du ventre des banquiers suisses
Mais au lieu de faire l’objet de contrôles renforcés, la famille kazakhe a rencontré sur son chemin d’aimables facilitateurs et facilitatrices dont la devise semblait être « Soyons le moins curieux possible ». À la fin de 2009, Timour, qui n’a que 25 ans, est courtisé par divers banquiers. L’un d’entre eux est employé par KBL (Switzerland) Ltd, une petite banque alors située Boulevard Georges-Favon à Genève. C’est dans ce discret établissement, qui sera racheté en 2015 par la Banque Internationale à Luxembourg (Suisse) SA (BIL), que le jeune Kazakh a transféré le portefeuille d’actions jusqu’ici détenu au Credit Suisse et libellé au nom de sa mère Nadejda Tokaïeva. L’opération s’est faite début 2010, au prix de quelques bizarreries : dans plusieurs échanges, une banquière de Credit Suisse rappelle à Timour qu’elle attend toujours les instructions de « Nadejda » pour fermer le compte, acceptant toutefois de transférer les actions à la KBL sans attendre l’accord de cette dernière. Le portefeuille vaut alors 507 647 dollars, composés d’investissements dans le pétrole (près de 40%) et dans les mines et l’acier (46%), comme le montre un document bancaire.
Plusieurs échanges de courriels montrent que le banquier de KBL, qui poursuivra sa carrière au sein d’une autre banque à Genève et continuera à entretenir d’excellentes relations avec les Tokaïev, s’est plié en quatre pour attirer ces fonds.
Sollicité, Credit Suisse dit ne pas « faire de commentaires sur les relations avec des clients potentiels », mais affirme exercer ses activités « en conformité avec les lois et réglementations en vigueur sur tous les marchés où il opère, y compris en ce qui concerne les personnes politiquement exposées » et prendre les mesures qui s’imposent quand « des signes d’utilisation abusive d’un compte pour des activités illicites » sont constatées. La BIL dit ne pas être en mesure de répondre à nos questions s’abritant derrière le secret bancaire.
Participation dans un groupe minier et mystérieux paiement à Genève
La famille kazakhe n’était pas seulement férue de boursicotage dans le secteur minier. Les Tokaïev père et fils, ainsi que le neveu Muhammad Izbastine, étaient aussi les bénéficiaires économiques de Kazakhstan Tungsten & Molybdenum Compagny (KTMC), comme le montrent plusieurs courriels et pièces jointes. Ce groupe minier, enregistré en 2007, comptait deux sociétés détentrices de licences d’exploitation dans les gisements de tungstène et molybdène de Karaoba et de North Kaptar (région de Karaganda au centre du Kazakhstan) ainsi qu’une usine hydro-métallurgique à Stepnogorsk permettant de transformer ces composants, qui ont de nombreuses applications dans l’industrie.
Dans un e-mail adressé par Muhammad à son oncle Kassym-Jomart Tokaïev (alors président du Sénat kazakh), on comprend qu’à l’été 2009, le trio familial détenait 50% du capital de KTMC, mais ne s’était acquitté que de 6,5 millions de dollars sur le prix de vente convenu de 30 millions. Les vendeurs, trois hommes d’affaires kazakhs, avaient alors accepté que les nouveaux arrivants ne paient la totalité de leur dû qu’une fois leur part revendue.
KTMC traversait alors quelques turbulences. Après le vol de substances potentiellement dangereuses au sein de l’usine hydro-métallurgique de Stepnogorsk, à l’été 2007, une procédure pénale avait été ouverte, paralysant pendant plusieurs mois son activité et mettant les ouvriers au chômage technique.
Kassym-Jomart Tokaïev avait été appelé à la rescousse en sa qualité de président du Sénat. Le 1er novembre 2007, le collectif de l’usine hydro-métallurgique lui avait adressé une lettre lui demandant d’intervenir auprès de la justice pour débloquer la situation. Le haut fonctionnaire s’est-il exécuté ? Est-ce à la suite de cet épisode qu’il a décidé d’entrer au capital de KTMC ? Ces questions restent ouvertes.
D’autres zones d’ombre subsistent : comme ces 694 000 dollars versés en novembre 2008 par KTMC sur le compte à UBS Genève d’une société offshore nommée Clintex Enterprises Inc. (BVI). Selon nos informations, cette société écran appartenait alors à des proches de la famille Tokaïev. Elle était impliquée dans le commerce de blé, ce qui laisse perplexe quant aux liens qu’elle pouvait entretenir avec le groupe minier et la raison pour laquelle ce paiement a eu lieu en Suisse.
«Il serait souhaitable que tu viennes à Genève»
Quoi qu’il en soit, les parts secrètes de Kassym-Jomart Tokaïev dans KTMC ont vite commencé à être une source de tracas. Fin 2009, la famille cherche à faire entrer un groupe chinois dans le capital, mais le deal ne se fait pas. Dans plusieurs échanges, il apparaît que le président Noursoultan Nazarbaïev suivait lui-même le dossier dès 2011. Autour de la famille Tokaïev, de potentiels investisseurs étrangers se bousculent au portillon et il est un temps question que la compagnie nucléaire étatique Kazatomprom rachète les parts. Deux ans plus tard, rien n’est encore résolu. « Muhammad ! Où en sont les pourparlers sur KTMC ? Réponds-moi de manière détaillée. Je continue à penser qu’il faut vendre à ceux qui ont du cash, par exemple les Japonais. Il y a peu, j’ai eu une conversation avec le Principal (ndlr : le surnom de Nazarbaïev). Il veut savoir où en sont les affaires et il m’a aussi conseillé de ne pas retarder la vente, mentionnant les Allemands comme de potentiels acheteurs. Il serait souhaitable que tu viennes à Genève pour discuter de cela sur place », écrit Kassym-Jomart en février 2013. « J’arrive à la fin de la semaine » répond Muhammad.
En coulisses, les pourparlers ont apparemment été intenses. Même le Premier ministre de l’époque est mobilisé. Dans les e-mails, on comprend qu’au printemps 2013, Nazarbaïev a tranché : craignant que les actifs des Tokaïev jugés « stratégiques » ne tombent dans l’escarcelle des Chinois, il désigne comme seul acheteur Samruk-Kazyna, le fonds souverain du Kazakhstan.
En juin 2015, la filiale minière de Samruk-Kazyna annonce en quelques lignes avoir acquis pour 7,7 milliards de tenges (alors 41,7 millions de dollars US) 100% du capital de la société North Katpar, qui détient une licence dans le gisement du même nom. Un véritable pactole, d’autant qu’il s’agit seulement de l’un des trois actifs de KTMC. Selon un article de la presse kazakhe, cet important gisement de tungstène était encore en jachère à cette date, n’ayant alors quasiment pas été exploité.
Le mystère demeure entier quant à la destination de ces fonds. La longue liste de questions que nous avons adressée à Kassym-Jomart Tokaïev, tant sur Abi Petroleum que sur KTMC, est restée sans réponse. Son neveu Muhammad Izbastine n’a pas pu être contacté.
Le couteau suisse de la famille
Comme nous l’avons vu, les Tokaïev étaient comme chez eux sur les bords du Léman. Ils pouvaient notamment compter sur les bons et loyaux services de T.U., un avocat d’affaires connu à Genève, également directeur d’une fiduciaire. Les courriels que nous avons pu consulter montrent que ce spécialiste des montages fiscaux, défenseur de Mossack Fonseca au moment du scandale des «Panama Papers», était multi-casquettes, dressant le budget des dépenses du fils Tokaïev, s’occupant de faire venir l’électricien ou lui rappelant de régler ses factures. Après l’enregistrement à Londres de la société Edelweiss Resources LLP, qui semble avoir permis aux Tokaïev de faire sortir de l’argent du Kazakhstan dans des conditions obscures (voir plus haut), il a été sollicité par Timour pour créer, en Suisse, une structure du même nom. «Vous n'êtes pas le premier à avoir cette idée. Il y a beaucoup de sociétés EDELWEISS et aussi une EDELWEISS AG. Soit nous mettons EDELWEISS trade mark management AG (ou quelque chose comme ça), soit nous devons changer le nom. Que voulez-vous?» répond-il. Rivalisant d’imagination, le fils Tokaïev suggère «Edelweiss foresight management». Dans le registre du commerce suisse, nous n’avons trouvé aucune trace d’une société portant le nom de la délicate fleur alpine enregistrée à cette période, ce qui laisse supposer qu’une autre solution a été choisie. L’homme de loi avait en tout cas connaissance de l’existence de la petite Abi Petroleum, comme en témoigne un e-mail datant de 2008.
T.U. s’occupait aussi des achats immobiliers et des relations avec les banques. À l’été 2010, il a supervisé l’acquisition par Timour d’un appartement de 307 m2 en duplex dans un complexe résidentiel de luxe à Versoix, avec vue sur le lac. Son prix: 3,47 millions de francs. Pour cet achat, l’avocat a facilité l’obtention par son client d’un crédit hypothécaire auprès de Wegelin & Co à Zurich, où un an auparavant il l’avait aidé à ouvrir un compte au nom d’une société écran canadienne – INVESTISSEMENT L’ARC EN CIEL S.A. – fournie clé en main par sa fiduciaire. Wegelin, la plus vieille banque privée suisse, était depuis longtemps aux petits soins pour les Tokaïev. Entre 2000 et 2007, alors que son époux était Premier ministre, puis ministre des Affaires étrangères, Nadejda Tokaïeva y détenait un compte, comme en témoigne une «lettre de confirmation» signée par deux responsables de l’établissement. Wegelin & Co, qui accueillait des fortunes de l’ex-URSS, a été contrainte de fermer ses portes en janvier 2013, après avoir plaidé coupable pour fraude fiscale aux États-Unis. Les Tokaïev se sont alors tournés vers la banque privée Notenstein.
De Tokaïev à Kemell: tours de passe-passe au registre foncier
Le penthouse de Versoix était-il un point de chute pour Tokaïev père, qui a pris ses fonctions de directeur général de l’Office des Nations Unies à Genève quelques mois plus tard? Le futur président du Kazakhstan y aurait en tout cas séjourné pendant l’hiver 2013, comme le suggère un courriel.
Identifier les biens immobiliers de la famille Tokaïev en Suisse à partir du seul registre foncier relève du jeu de piste. Dans le canton de Genève, Timour apparaît bien comme le propriétaire à Versoix, mais sous un autre nom de famille – celui de Kemell – sans doute en l’honneur de son grand-père paternel Kemel Tokaev, un écrivain célèbre dans son pays pour ses romans d’aventures parsemés d’intrigues policières. Fin 2019, plusieurs médias kazakhs avaient rapporté ce changement de nom.
Même tour de passe-passe pour un appartement au Grand-Saconnex acquis quelques années plus tôt. Après une donation de Timour à son épouse, ce bien est depuis mai 2022 au nom de Yeldana Kemell née Chalabayeva. Les questions transmises à Timur Tokaïev/Kemell n’ont pas reçu de réponses.
La facilité avec laquelle ces propriétés ont été acquises par le fils Tokaïev et l’opacité qui prévaut dans le registre foncier pointent une fois de plus les lacunes crasses qui subsistent en Suisse dans le secteur immobilier. En mai 2013, la Police fédérale (Fedpol) a publié un rapport concluant que ce marché était «d’une manière générale attrayant pour les blanchisseurs». Les agent∙e∙s de l’immobilier, les notaires et les avocat∙e∙s qui se chargent de ventes ne sont toujours pas soumis à la loi fédérale sur le blanchiment d’argent (LBA).
Le Groupe d’action financière (GAFI) demande depuis plusieurs années à la Suisse d’agir mais rien ne bouge.
Épilogue: népotisme et tapisseries familiales à l’ONU de Genève
Comme tous les gens puissants de ce monde, Kassym-Jomart Tokaïev avait à cœur de laisser des traces de son prestigieux passage au poste de directeur général de l’Office des Nations Unies à Genève. Il a ainsi enregistré une fondation de bienfaisance et d’utilité publique dont il était président-membre aux côtés de son fils Timour. C’est l’avocat genevois T.U. qui a piloté l’opération. Après moult échanges, envois de procuration et discussions avec l’administration fiscale, la Fondation pour une diplomatie innovante a vu le jour en mai 2013. Son but: «la promotion de la diplomatie, considérée comme une science et une pratique des relations politiques entre états afin de favoriser les relations pacifiques entre nations». En parallèle, la famille était également mobilisée sur un autre chantier qui n’avait rien à voir avec la «diplomatie innovante», mais qui faisait aussi la fierté de Kassym-Jomart Tokaïev: la réfection de la salle de conférence XIV du Palais des Nations (le siège de l’ONU) à Genève.
Comme nous l’avons découvert, cette rénovation a été généreusement payée par l’État kazakh pour la modique somme de 842 357 dollars US et supervisée de bout en bout par le fils Tokaïev. Timour était en contact avec une architecte d’intérieur, employée alors par Mabetex, une société de construction basée au Tessin qui entretient des liens étroits avec l’élite kazakhe et dont le nom était apparu dans un retentissant scandale de corruption en Russie au milieu des années 1990. Le mandat: rafraîchir de fond en comble ce qui allait devenir la «salle kazakhe».
L’architecte a signé, en octobre 2012, un contrat avec la mission du Kazakhstan auprès de l’ONU, recevant dans la foulée 850 000 dollars sur son compte à la banque Migros. Sur ce budget, 384 117 dollars étaient destinés au paiement d’une certaine Batima Zaurbekova pour la réalisation de quatre grandes tapisseries à la gloire du Kazakhstan et leur acheminement en Suisse. Or il s’avère que Mme Zaurbekova, maître-tapissière dont les créations sont très appréciées au sein de l’establishment kazakh, n’est autre que la belle-mère de Timour Tokaïev, soit la mère de son épouse Yeldana.
Le prix faramineux de ces tapis muraux (384 117 dollars, soit environ 96 000 la pièce) était-il justifié? Selon nos informations, Mme Zaurbekova avait vendu en 2008 au Kazakhstan des ouvrages identiques pour moins de 2000 dollars, certes sans les frais de transport. Le 24 décembre 2012, la belle-mère a reçu de la banque Migros une première avance de quelque 192 000 dollars sur son compte au Kazakhstan, comme nous avons pu le documenter. Il était prévu que le reste soit payé à la livraison des tapis en mai 2013.
Sollicitée, la mission du Kazakhstan auprès de l’ONU confirme que «les tapisseries artisanales de haute qualité» ornant la «salle kazakhe» ont bien été réalisées par Batima Zaurbekova qui est «membre de l'Union des artistes du Kazakhstan depuis 1974 et a le titre d’artiste d’honneur». La mission nous renvoie sur le site Internet de l’artiste qui a apparemment été mis en service pour la circonstance. Nos questions sur les liens de parenté de cette dernière avec la famille Tokaïev sont restées sans réponse. Mme Zaurbekova n’a pas pu être jointe, l’adresse e-mail indiquée sur son site flambant neuf ne fonctionnant pas.
Contacté, l’Office des Nations Unies à Genève explique que «les travaux de rénovation de la salle kazakhe ont été effectués par l’ONUG, mais la conception du projet et la réalisation de toutes les œuvres d’art relevaient de la seule responsabilité du pays donateur et étaient entièrement gérées par ses fonctionnaires autorisés, après que l’ONUG eut vérifié la cohérence avec les règles de l’ONU».
L’affaire a en tout cas été rondement menée. Juste avant de faire ses adieux à la Genève internationale, à l’automne 2013, Kassym-Jomart Tokaïev a inauguré les lieux en grande pompe. Et deux ans plus tard, alors à la tête du Sénat kazakh, il a obtenu que le président Nazarbaïev s’y rende avec lui pour admirer les tapisseries familiales lors d’une visite privée en Suisse.