Ces pesticides qui empoisonnent les agriculteurs
Laurent Gaberell et Géraldine Viret, 20 février 2020
Notre analyse des données de Phillips McDougall révèle qu’en 2018, les membres de CropLife International, BASF, Bayer Crop Science, Corteva Agriscience, FMC et Syngenta, ont réalisé 4% de leurs ventes avec des substances à la toxicité aigüe extrêmement élevée pour les êtres humains, soit quelque 600 millions de dollars. Ces montants sont extrêmement conservateurs, puisque les données de Phillips McDougall ne couvrent que 40% du marché mondial.
Syngenta, qui affirme prendre très au sérieux la sécurité des utilisateurs de ses produits, est à elle seule responsable des deux tiers de ces ventes. Ses principaux marchés? Les pays en développement ou émergents, où les agriculteurs et agricultrices ainsi que le personnel agricole n’ont pas les moyens ou la possibilité de se protéger de manière adéquate.
Selon les estimations de l’OMS (les estimations mondiales les plus complètes à disposition), ces pesticides hautement toxiques causeraient chaque année quelque 25 millions d'intoxications aiguës, dont 220 000 morts. Mais ces chiffres, qui datent de 1990, sous-estiment l’ampleur des ravages. «Nos recherches actuelles indiquent que le problème est bien plus important aujourd’hui, en raison de l’explosion de l’utilisation des pesticides dans les pays en développement au cours des trente dernières années», explique Meriel Watts, qui finalise en ce moment une analyse des données publiées dans le monde entier afin de mieux évaluer le nombre d’empoisonnements.
«Made by Syngenta»
Au total, 21 pesticides présentant des niveaux élevés de toxicité aigüe figurent parmi les produits vedettes des membres de CropLife International, dont 10 classés dans les catégories les plus élevées de l’OMS («extremely hazardous» et «highly hazardous»). La substance la plus vendue est un insecticide commercialisé par Syngenta: la lambda-cyhalothrine. Toujours autorisée dans l’UE, elle est classée «mortelle en cas d’inhalation» par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), et l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) exige que les personnes qui la manipulent portent un équipement de protection individuel complet afin que les niveaux d’exposition ne dépassent pas les seuils de risque.
En 2017, il a été proposé d’inscrire la lambda-cyhalothrine à l’annexe de la Convention de Rotterdam – qui établit un système de contrôle du commerce transfrontalier des pesticides dangereux – après avoir causé un grand nombre d'empoisonnements aigus d’agriculteurs et agricultrices dans plusieurs pays, dont la Georgie, la Tanzanie et le Chili. La proposition a toutefois été rejetée, à la suite de l’opposition très forte de l’Inde et, selon nos sources, de Syngenta.
En deuxième place figure un autre herbicide commercialisé par le géant bâlois: le paraquat. Cet herbicide est interdit en Suisse depuis 1989 en raison de sa «forte toxicité aigüe». Dans l’UE, il a été retiré du marché en 2007, à la suite d’une décision de justice invoquant les risques élevés qu’il présente pour la santé. La substance est si toxique que l'ingestion accidentelle d'une seule gorgée peut tuer. Ce pesticide est régulièrement impliqué dans des tentatives de suicides dans les pays en développement, tuant environ la moitié des personnes qui l'ingèrent. «Les suicides sont l’aspect le plus connu du paraquat», explique Meriel Watts. «Mais il y a aussi de nombreux cas d’intoxication aigues, y compris mortelles, d’agriculteurs et agricultrices ou de personnel agricole qui appliquent cet herbicide sans protection adéquate ou dont les équipements sont défaillants». Le paraquat a également des liens avérés avec la maladie de Parkinson.
Autre substance très problématique: la béta-cyfluthrine de Bayer, un insecticide inscrit dans la catégorie de toxicité aiguë la plus élevée de l'OMS. Une étude réalisée en 2018 par l'EFSA a révélé que les niveaux d’exposition des travailleurs et travailleuses dans l’UE dépassaient les niveaux acceptables, «même avec l'utilisation d'équipements de protection». Il continue pourtant d’y être utilisé, comme dans de nombreux pays en développement et émergents.
Les agriculteurs paient le prix fort
«En Inde, les pesticides sont la deuxième cause la plus fréquente de décès après les accidents de la route», déplore le Dr Ashish Bhalla, professeur de médecine interne et président de l’Association de toxicologie médicale d'Asie-Pacifique (APAMI). Les données officielles du gouvernement indien font état de 7000 cas de décès par an dus à l’exposition accidentelle aux pesticides.
CropLife affirme former les agriculteurs et agricultrices et promouvoir le port d'équipements de protection afin de diminuer les risques. Mais pour Narasimha Reddy Donthi, directeur de PAN India, «il est totalement irresponsable de la part des géants de l’agrochimie de promouvoir l'utilisation de pesticides aussi toxiques dans un contexte comme celui de l’Inde. Ces pesticides ne peuvent pas être utilisés en toute sécurité en raison du manque d’éducation, de la pauvreté et d'une application laxiste de la loi».
«L’efficacité réelle des équipements de protection individuelle est aujourd’hui largement mise en cause par la recherche. De plus, en Afrique, comme dans la plupart des pays à faible revenus, ces équipements ne sont souvent même pas sur le marché – parce qu’ils seraient inabordables pour la plupart des paysans ou parce qu’en zone tropicale ou subtropicale, ils sont de toutes manières inutilisables en raison de la chaleur», explique Moritz Hunsmann, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Selon le Code international de conduite pour la gestion des pesticides, que les membres de CropLife International affirment mettre en œuvre, les fabricants devraient renoncer à vendre des pesticides nécessitant l'utilisation d'équipements de protection individuelle dans les pays tropicaux.
Au Brésil, où les membres de CropLife International ont réalisé, en 2018, plus de la moitié de leurs ventes de pesticides à la toxicité aigüe extrêmement élevée, les données officielles du ministère de la Santé parlent de 4763 cas d’intoxication par an en moyenne sur les trois dernières années, dont plus de 150 bébés de 0 à 12 mois. «Pour chaque cas signalé, il y a environ 50 cas qui ne le sont pas. Nous avons donc probablement eu plus de 700 000 personnes intoxiquées en seulement trois ans», a signalé Larissa Bombardi, auteure d’un atlas des pesticides au Brésil.
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