Les géants de l’agrochimie gagnent des milliards grâce à des pesticides cancérogènes ou néfastes pour les abeilles
Laurent Gaberell et Géraldine Viret, 20 février 2020
Elles s’appellent BASF, Bayer, Corteva Agriscience, FMC et Syngenta. Ensemble, ces multinationales de l’agrochimie allemandes, états-uniennes et suisse contrôlent 65% du marché mondial des pesticides, devisé en 2018 à 57,6 milliards de dollars. Réunies au sein du puissant lobby CropLife International, qui pèse de tout son poids sur les débats internationaux autour de la régulation des pesticides, elles veulent nous faire croire que leurs « produits phytosanitaires » permettent de nourrir la planète de manière durable, tout en garantissant la sécurité des agriculteurs, des populations locales et de l’environnement.
Mais grâce à quelles substances chimiques ces géants font-ils fortune, dans quels pays et avec quelles conséquences?
En avril 2019, Public Eye mettait en lumière le rôle central joué par la firme bâloise Syngenta dans la vente de pesticides extrêmement dangereux dans les pays en développement et émergents.
En partenariat avec Unearthed, la cellule enquête de Greenpeace UK, nous avons voulu approfondir notre recherche en «cartographiant» ce secteur aussi lucratif que controversé.
Une cartographie pionnière
Pendant plusieurs mois, nous nous sommes plongés dans de nouvelles données obtenues auprès de la société d’analyse de marché Phillips McDougall, qui détaillent quelque 23 milliards de dollars de ventes de pesticides utilisés dans l’agriculture en 2018. Ces données couvrent environ 40% du marché mondial et documentent les ventes des produits les plus utilisés dans les principaux marchés. Nous les avons analysées en utilisant la liste des pesticides extrêmement dangereux établie par le réseau international Pesticide Action Network (PAN), basée sur l’évaluation d’agences gouvernementales et internationales.
Les résultats de notre enquête font froid dans le dos: contrairement aux affirmations du lobby de l’agrobusiness CropLife International, qui minimise le rôle joué par ses membres dans le commerce de pesticides extrêmement dangereux, ses cinq sociétés les plus puissantes, BASF, Bayer Crop Science, Corteva Agriscience, FMC et Syngenta, sont les championnes de la vente des pesticides les plus toxiques et les plus controversés au monde. Près de la moitié de leurs «produits vedettes» contiennent des substances qui figurent sur la liste noire de PAN.
Notre analyse des données de Phillips McDougall montre qu’en 2018, ces mastodontes ont généré plus d’un tiers de leurs ventes de pesticides (35%) grâce à des substances posant les plus hauts niveaux de risques pour la santé ou l’environnement. Sur les 13,4 milliards de ventes réalisées par les cinq géants de l’agrochimie couvertes par les données, 4,8 milliards concernent des pesticides classés «extrêmement dangereux». Bayer et Syngenta sont en tête de ce triste classement.
Les montants des ventes détaillées ici sont extrêmement conservateurs, puisque les données disponibles ne couvrent que 40% du marché mondial.
Les principaux résultats:
Plus d'informations
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Les ventes de pesticides à la toxicité chronique
En 2018, BASF, Bayer, Corteva Agriscience, FMC et Syngenta ont réalisé près d’un quart de leurs ventes (22%) grâce à des pesticides associés à des effets à long terme sur la santé. Cela représente 3 milliards de dollars. En tête de liste: des substances classées cancérogènes probables pour l’humain ainsi que des molécules pouvant affecter le système reproducteur et le développement des enfants.
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Les ventes de pesticides à la toxicité aigüe
Les cinq plus grandes sociétés agrochimiques ont généré 4% de leurs ventes avec des pesticides à la toxicité aigüe extrêmement élevée pour les êtres humains, soit quelque 600 millions de dollars. Ce type de substances causent chaque année 25 millions d’empoisonnements aigus, dont 220 000 décès, principalement dans les pays en développement.
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Les ventes de pesticides tueurs d’abeilles
Les géants de l’agrochimie ont réalisé 10% de leurs ventes grâce à des pesticides hautement toxiques pour les abeilles. Cela représente 1,3 milliard de dollars. Ces produits sont impliqués dans l’extinction annoncée de nombreuses espèces de pollinisateurs dans le monde. Une menace pour la sécurité alimentaire. Le plus gros vendeur de ces «tueurs d’abeilles»: Syngenta!
«Ces résultats sont choquants», réagit Meriel Watts, conseillère scientifique et politique au sein du réseau PAN International. «Ils montrent le décalage immense entre ce que ces entreprises disent sur la scène politique internationale et ce qu'elles font réellement». Le lobby international de l’agrochimie répète en effet à qui veut bien entendre que ses membres «innovent pour remplacer les pesticides extrêmement dangereux par de nouveaux produits moins toxiques».
Baskut Tuncak: «Les géants de l’agrochimie n’ont pas tenu parole.»
Cette critique est partagée par Baskut Tuncak, Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits humains et les substances toxiques. «Les géants de l’agrochimie ont promis à maintes reprises de retirer progressivement du marché les pesticides extrêmement dangereux, mais n’ont pas tenu parole.» commente-t-il. «Ces sociétés trahissent leurs engagements publics en faveur du développement durable, du respect des droits humains et d’une gestion responsable des produits chimiques d’ici à 2020».
«Colonialisme moléculaire»
Notre enquête montre que les pays en développement et émergents sont les terrains de jeu privilégiés des cinq géants de l’agrochimie, qui y réalisent près de 60% de leurs ventes de pesticides extrêmement dangereux, selon les données de Phillips McDougall. Celles-ci couvrent les 43 principaux marchés mondiaux, dont 21 pays à faible et moyen revenu, principalement en Amérique du Sud et en Asie.
Les sociétés profitent de la faiblesse des réglementations dans ces pays pour continuer à vendre leurs produits, en dépit des conséquences dramatiques pour les populations locales et l’environnement. «C’est du colonialisme moléculaire», réagit Larissa Bombardi, auteure d’un atlas des pesticides au Brésil, premier utilisateur mondial de ces substances toxiques.
Au pays de Jair Bolsonaro, 49% des ventes de Syngenta, Bayer et Cie concernent des pesticides extrêmement dangereux. En Inde, cette part atteint même 59%. En comparaison, elle tombe à 11% et 12% en France et en Allemagne, les deux principaux marchés européens des membres de CropLife. Dans l’Union européenne (UE) et en Suisse, la majeure partie des pesticides les plus toxiques ont été retirés du marché, à la suite de l’adoption de réglementations plus strictes au cours des trois dernières décennies.
Les États-Unis, gigantesque marché, font figure d’exception dans cette «géographie» des pesticides extrêmement dangereux. Ces derniers représentent 35% des ventes CropLife dans le pays. «Les systèmes de réglementation sont défaillants», explique Jennifer Saas, du Natural Defense Resources Council, une ONG basée à New-York. «L'Agence de protection de l'environnement est bien trop accueillante et coopérative avec les grands fabricants de pesticides.»
Christopher Portier, toxicologue et biostatisticien de renommée internationale, réagit aux chiffres mis en lumière par notre enquête: «Je trouve dérangeant que le monde occidental semble tirer un si grand profit de la vente de produits dont il ne veut pas dans sa propre cour». Pour lui, cette situation est d’autant plus grave que «les personnes qui vivent dans les pays à faible et moyen revenu ont des degrés d’exposition plus forts et, de ce fait, des risques plus élevés de maladies chroniques et d’intoxications aiguës».
«Cette pratique est dangereuse et inacceptable», commente également Moritz Hunsmann, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le plus grand organisme public français de recherche scientifique:
«Une utilisation sûre des pesticides extrêmement dangereux est tout simplement impossible, surtout dans les pays à faible et moyen revenu».
«Il est fallacieux d’argumenter que les pesticides extrêmement dangereux peuvent être utilisés sans danger au Brésil ou dans d’autres pays à faible et moyen revenu», estime aussi le Rapporteur spécial Baskut Tuncak, de retour d’une visite officielle au Brésil. «La dure réalité est que le Brésil, comme tant d’autres pays, n'a ni les systèmes de gouvernance, ni la capacité financière et technique nécessaires pour le garantir».
Du soja très vorace en produits chimiques
Pour les membres CropLife, plus de 80% des ventes de pesticides extrêmement dangereux identifiées par notre enquête concernent cinq cultures: le soja, le maïs, le blé et autres céréales, le riz et le coton – le soja et le maïs représentant à eux seuls 49% des ventes de pesticides extrêmement dangereux.
Au Brésil, une part très importante de ces ventes (63%) est destinée aux immenses champs de soja produit pour nourrir le marché mondial du fourrage. L’expansion incontrôlée des monocultures, dépendantes des produits chimiques, est à l’origine de la déforestation dans des régions qui représentent certains des puits de carbone et des points chauds de la biodiversité les plus importants au monde : la forêt amazonienne et le Cerrado.
Détoxifier l’agriculture
L'Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ont récemment lancé un appel à agir pour «détoxifier l’agriculture et la santé des pesticides extrêmement dangereux». Les agences onusiennes demandent que ces produits néfastes soient remplacés par des alternatives plus sûres.
«À l'ombre des menaces existentielles que représentent le changement climatique et l'effondrement de la biodiversité se cache une autre crise d'extinction insidieuse: l’intoxication de notre planète et de nos corps», a déclaré Baskut Tuncak à l’Assemblée générale des Nations unies en 2019. Face à la faiblesse de la réglementation au niveau international et au refus des firmes d’agir sur une base volontaire, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains et les substances toxiques appelle les gouvernements des pays hôtes des géants de l’agrochimie à prendre des mesures contraignantes.
Les réponses de CropLife
Contacté dans le cadre de notre enquête, CropLife International nous a adressé une prise de position. Le lobby explique, par la voix de Christoph Neumann, directeur des affaires réglementaires internationales Protection de plantes, «ne pas commenter des aspects liés à des produits spécifiques ou aux intérêts commerciaux de ses membres». Il rejette la liste de PAN et affirme que ses membres «s’engagent en faveur de la réduction des risques liés aux pesticides à travers la formation des agriculteurs et la promotion des équipements de protection individuelle».
Il explique que ses membres ont procédé à «un examen volontaire de leur portefeuille» entre 2015 et 2016 afin d’évaluer les risques et prendre des mesures, avec «un accent particulier sur les pays à faible revenu». Lorsque ces mesures se sont révélées inefficaces, les entreprises ont procédé au retrait volontaire des produits. CropLife a toutefois refusé de nous indiquer quels étaient les pesticides et marchés concernés.
CropLife affirme que la plupart des pesticides mis en évidence dans notre enquête sont autorisés dans un ou plusieurs pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et qu’il est normal qu’un pesticide ne soit pas homologué dans certains pays pour des raisons économiques ou parce que le produit n’est pas nécessaire. Il indique encore: «En tant qu'entreprises fondées sur l'innovation, il est dans notre intérêt d'améliorer en permanence la sécurité de nos produits pour la santé humaine et l'environnement».
Bayer nous a adressé une longue réponse, expliquant notamment qu’elle «procède à des évaluations des risques sur son portefeuille partout dans le monde, selon des standards et des méthodologies de haut niveau, et en fonction des réalités agronomiques spécifiques des pays où elle opère.» Toutes les autres sociétés mentionnées dans notre enquête nous ont renvoyé à la réponse de CropLife International.
Une plongée au cœur des substances à hauts risques contenues dans les produits vendus par les géants de l’agrochimie dépeint une toute autre réalité.
Disclaimer: ce texte existe en trois langues. En cas de divergence entre les différentes versions, le texte en allemand fait foi.