Les tueurs d’abeilles
Laurent Gaberell et Géraldine Viret, 20 février 2020
CropLife International affirme sur son site internet que l’industrie des pesticides est consciente du «rôle essentiel» joué par les abeilles et autres insectes pollinisateurs dans l’agriculture, et qu’elle s’engage à promouvoir des pratiques agricoles favorisant leur santé. Une position qui manque cruellement de crédibilité. Notre analyse des données de Phillips McDougall révèle qu'en 2018, BASF, Bayer, Corteva Agriscience, FMC et Syngenta ont réalisé 10% de leurs ventes – soit environ 1,3 milliard de dollars – grâce à des pesticides classés «hautement toxiques pour les abeilles» par l’Agence américaine de protection de l’environnement (US EPA). Syngenta est là encore classée numéro un, responsable à elle seule de près de la moitié de ces ventes.
La stratégie du déni
Le géant bâlois estime que les médias «exagèrent les données scientifiques qui existent réellement» sur le déclin des insectes. Il tente par ailleurs de minimiser le rôle néfaste des pesticides, quand bien même les scientifiques les identifient comme l’une des principales causes de la disparition d’un nombre croissant d'espèces de pollinisateurs partout dans le monde – une grave menace pour la sécurité alimentaire mondiale. Cette stratégie du déni rappelle celle adoptée par les géants du tabac dans le but de retarder le plus possible l’adoption de réglementations essentielles.
Pour Dave Goulson, professeur de biologie à l'Université du Sussex et auteur de nombreuses études sur le sujet, cela ne fait aucun doute: «Il existe des preuves accablantes que nous sommes en pleine crise de la biodiversité, avec un taux d'extinction environ 1000 fois supérieur au taux naturel. Nous perdons des espèces sauvages, en particulier des insectes. Cette crise est déterminée par une combinaison de facteurs, mais il ne fait aucun doute que les pesticides nuisent aux pollinisateurs».
Les meilleures ventes des membres de CropLife International dans cette catégorie sont le thiaméthoxame de Syngenta et l'imidaclopride de Bayer, deux insecticides néonicotinoïdes «tueurs d’abeille» qui ont été interdits dans les champs au sein de l’UE et en Suisse en 2018, à l’issue d’une longue bataille judiciaire. Selon la FAO et l’OMS, un nombre croissant de preuves suggèrent que les insecticides néonicotinoïdes «sont à l'origine d’effets néfastes de grande ampleur sur les abeilles et autres insectes bénéfiques».
Un autre pesticide CropLife connu pour être très dangereux pour les abeilles est le fipronil, un insecticide commercialisé par Bayer et BASF. «Sa toxicité pour les pollinisateurs est similaire à celle des néonicotinoïdes», explique M. Goulson. Le fipronil a été rendu responsable de la mort massive des abeilles domestiques en France dans les années 1990. Ce pesticide a été interdit dans l'UE car il présente «un risque aigu élevé pour les abeilles mellifères lorsqu'il est utilisé pour le traitement des semences de maïs», a constaté l'EFSA.
La première destination de ces produits? Le Brésil, encore, où 500 millions d'abeilles sont mortes l’an dernier en trois mois seulement. La principale cause était l'exposition aux néonicotinoïdes et au fipronil, selon une enquête menée par les ONG brésiliennes Agência Pública et Repórter Brasil. «Vendre des tonnes de pesticides extrêmement toxiques pour les abeilles et tous les insectes pollinisateurs dans un pays comme le Brésil, l’un des plus riches en biodiversité, est une perspective assez terrifiante», réagit Dave Goulson.
Outre ces substances vedettes, nos recherches révèlent que les membres de CropLife International ont vendu 37 autres pesticides connus pour être très toxiques pour les abeilles et autres pollinisateurs. «La manière dont l’industrie des pesticides s’est approprié le discours du développement durable tout en poursuivant un modèle d’affaires toxique est honteux», a déclaré Baskut Tuncak. Et de conclure:
«Qu'ils détruisent la biodiversité, persistent dans l'environnement, empoisonnent les travailleurs et travailleuses, ou s'accumulent dans le lait maternel, les pesticides extrêmement dangereux ne sont pas durables. Ils ne peuvent pas être utilisés de manière sure et auraient dû être retirés du marché depuis longtemps».
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