Chlorothalonil: un pesticide interdit exporté depuis le sol européen
Laurent Gaberell, 22 juin 2023
C’est «une catastrophe comme les producteurs d’eau potable n’en ont sans doute jamais connue», annonçait, le 5 avril dernier, le quotidien français Le Monde, en réaction aux conclusions alarmantes d’un rapport sur le point d’être publié par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). En France, l’eau potable est contaminée à vaste échelle par des métabolites du chlorothalonil, un fongicide notamment commercialisé par Syngenta. Environ un tiers de l’eau distribuée dans le pays serait non conforme à la réglementation, et dépolluer pourrait coûter des milliards d’euros.
En Suisse aussi, le chlorothalonil a récemment fait les gros titres de la presse. Selon les estimations des cantons, 700’000 personnes sont exposées à des métabolites du chlorothalonil dans leur eau potable à des niveaux dépassant la valeur limite. Les régions du Plateau, où se pratique une agriculture intensive, sont les plus touchées. Les eaux souterraines risquent de rester polluées «à large échelle» pendant des années, a averti l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Le coût de la dépollution pourrait entraîner une augmentation de 75% du prix de l’eau.
Exportations toxiques
Mis sur le marché dans les années 1970, le chlorothalonil a pendant longtemps été l’un des fongicides les plus vendus en Suisse et dans l’Union européenne (UE). En 2019, il a toutefois été interdit dans l’UE, en conséquence d’un rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Les raisons : le chlorothalonil doit être considéré comme «cancérogène présumé» pour l’être humain et présente un risque élevé de pollution des eaux par ses métabolites – les substances issues de sa dégradation dans l’environnement – qui sont aussi nocifs pour la santé. Dans la foulée, le chlorothalonil a également été interdit en Suisse.
Pourtant, trois ans après l’avoir banni de leurs propres champs, l’UE et la Suisse continuent d’autoriser les fabricants – le géant bâlois Syngenta en tête – à exporter du chlorothalonil vers des pays à faible ou moyen revenu, où les réglementations sont plus permissives. C’est ce que révèle une nouvelle enquête de Public Eye et Unearthed, basée sur des documents obtenus auprès des autorités européennes en vertu du droit à l’information. Ceux-ci montrent qu’en 2022, près de 900 tonnes de chlorothalonil ont été «notifiées» à l’exportation depuis l’UE.
La majorité des volumes était destinée à l’Égypte, l’Algérie, le Cameroun ainsi que d’autres pays du continent africain, où les pesticides sont très peu contrôlés et polluent les sources d’eau potable. La Colombie, les Philippines et le Guatemala figurent également parmi les principales destinations. Dans ces pays à faible ou moyen revenu, le risque d’exposition de la population ou de l’environnement est beaucoup plus élevé que dans les pays à revenu élevé, selon les agences onusiennes.
Du poison dans l’eau potable
Au Costa Rica, vers lequel l’UE a expédié au moins 130 tonnes de chlorothalonil depuis l’interdiction du fongicide dans ses champs à la fin de 2019, des métabolites du chlorothalonil ont été détectés dans l’eau potable à des niveaux extrêmement élevés, jusqu’à 200 fois la limite légale. Comme le raconte notre reportage, les autorités sont contraintes, depuis plusieurs mois, d’acheminer de l’eau par camion-citerne à deux villages situés au nord de la province de Cartago. Mais la pollution pourrait s’étendre à l’ensemble de cette région agricole, selon des spécialistes. Le Costa Rica n’a pas les capacités pour contrôler de manière systématique la présence de ce polluant dans l’eau potable.
Syngenta est le plus gros exportateur de chlorothalonil depuis l’UE, responsable à lui seul de plus de 40% (près de 380 tonnes) des volumes annoncés en 2022. Toutes les exportations de Syngenta ont été notifiées depuis l’Allemagne et la Grèce. Arysta Lifescience, qui fait partie de la multinationale indienne UPL, Sipcam Oxon, dont le siège est en Italie, et Cheminova, une filiale du géant étatsunien des pesticides FMC, ont également notifié du chlorothalonil à l’exportation en 2022, depuis la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et l’Espagne.
Syngenta, qui dispose à Monthey de son plus grand site de production au niveau mondial, exporte aussi du chlorothalonil depuis la Suisse. Il est toutefois impossible de connaître l’ampleur réelle de ces exportations, leur lieu de production ou leur destination. Interdit en 2019, le chlorothalonil n’est toujours pas inscrit dans la législation helvétique sur les exportations de produits chimiques dangereux. Il n’est donc soumis à aucune obligation d’annonce auprès de l’OFEV et échappe à tout contrôle, y compris au durcissement des dispositions édictées par le Conseil fédéral en 2020. Les données des autorités européennes montrent toutefois qu’en 2022, près de 30 tonnes de chlorothalonil ont transité par le territoire helvétique avant d’être réexportées par le géant bâlois vers des pays tiers.
Couper le robinet
Mais l’étau se resserre sur les géants de l’agrochimie. La Belgique et l’Allemagne – les principaux pays exportateurs de chlorothalonil de l’UE – s’apprêtent à suivre l’exemple de la France et planchent sur une législation, au niveau national, pour mettre fin aux exportations de pesticides interdits. Une telle interdiction pourrait également être adoptée au niveau européen. La Commission européenne s’est en effet engagée à présenter une proposition d’ici à 2023, dans le sillage d’une enquête de Public Eye et Unearthed, qui mettait pour la première fois en lumière l’ampleur des exportations de pesticides interdits depuis l’UE.
La Commission a récemment suscité l’indignation de la société civile pour avoir supprimé la mise en œuvre de cet engagement de son programme de travail pour 2023, sous la pression des lobbies de l’industrie chimique. En réponse à cette controverse, le commissaire européen à l’Environnement a toutefois assuré, en février, que la Commission prévoyait toujours de présenter une proposition d’ici à la fin de l’année. Une consultation publique vient d’être lancée.
Les lobbies n’ont donc pas encore gagné la partie, d’autant que le Parlement européen et les États membres ont entre leurs mains une autre proposition de la Commission, qui vise à ancrer dans la loi un devoir de vigilance des entreprises en matière de respect des droits humains et de protection de l’environnement lorsqu’elles opèrent à l’étranger. Ces nouvelles règles – pour autant qu’elles s’appliquent à l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris à l’utilisation de produits – pourraient contraindre les fabricants à prendre enfin au sérieux les risques liés à leurs pesticides, aussi à l’étranger. Une autre épine dans le pied des géants de l’agrochimie.