Paraquat Papers Comment Syngenta a ignoré les avertissements pour garder son pesticide toxique sur le marché
Laurent Gaberell, 24 mars 2021
Warunika n’avait que seize ans lorsqu’elle a avalé une gorgée d’une vieille bouteille de l’herbicide Gramoxone trouvée dans la maison familiale. Ses parents en ont la certitude: leur fille ne voulait pas mourir.
Fâchée après une dispute avec son frère, l’adolescente a attrapé la bouteille et bu au goulot. «Voilà, j’ai avalé ça!», a-t-elle crié à sa maman. «Elle a fait ça pour me faire peur», explique Kumarihami.
Warunika est décédée à l’hôpital le jour suivant.
Ses parents, de petits agriculteurs vivant au nord du Sri Lanka, utilisaient ce produit pour désherber leurs rizières. C’était du Gramoxone, une formule concentrée de paraquat, l’un des herbicides les plus toxiques au monde.
Une gorgée suffit à tuer, et il n’y a pas d’antidote.
Lorsque Warunika est décédée, il y a près de vingt ans, le paraquat faisait chaque année des centaines de victimes au Sri Lanka.
Combien de personnes ont perdu la vie après avoir ingéré ce pesticide depuis sa mise sur le marché en 1962 par l’entreprise britannique Imperial Chemical Industries (ICI)? Impossible de le savoir, mais selon Michael Eddleston, professeur de toxicologie clinique à l’Université d'Édimbourg, une référence mondiale en la matière, les victimes du paraquat se comptent au moins en dizaines de milliers. Des cas d’empoisonnements mortels ont été enregistrés dans des pays aussi variés que les États-Unis, Trinité-et-Tobago, le Brésil, le Costa Rica, la Malaisie, l’Afrique du Sud ou encore l’Inde.
Beaucoup ont péri dans des circonstances qui rappellent la mort tragique de Warunika, un geste impulsif dans un moment de détresse.
Et de nombreux enfants sont décédés après avoir avalé une gorgée de paraquat par accident.
Il n’y a pas de retour en arrière: le paraquat est presque toujours fatal. C’est pourquoi il a été interdit dans plus de cinquante pays. Le Sri Lanka a décrété son interdiction en 2008, quelques années après la mort de Warunika.
Six décennies d’irresponsabilité
Le géant bâlois Syngenta – qui a repris en 2000 les activités «pesticides» d’ICI, devenue Zeneca en 1993 – continue pourtant d’exporter chaque année des milliers de tonnes de paraquat depuis son usine au nord de l’Angleterre, bien que son utilisation soit interdite en Suisse et sur le sol britannique.
Syngenta affirme que le paraquat est un «herbicide sûr et efficace lorsqu’il est utilisé selon les instructions figurant sur l’étiquette». Elle estime avoir «contribué à résoudre le problème de l’ingestion accidentelle grâce aux agents «de protection» ajoutés au Gramoxone – un colorant bleu et un agent odorant pour avertir les gens qu’il ne s’agit pas d’une boisson, et un émétique afin de provoquer des vomissements. Syngenta déclare avoir «été le moteur de l’amélioration constante du paraquat depuis son invention. Nous avons toujours suivi les meilleurs avis scientifiques et médicaux disponibles.»
Une action en justice contre Syngenta aux États-Unis a pourtant mis au jour une masse de documents internes qui mettent à mal ses belles paroles. Public Eye et Unearthed, la cellule enquête de Greenpeace (Royaume-Uni), ont plongé dans ces décennies de stratégies commerciales couchées sur le papier. Nous sommes en mesure de le révéler ici: Syngenta et ses prédécesseurs savent, depuis des décennies, que l’émétique ajouté au Gramoxone ne permet pas de prévenir les décès par empoisonnement. Mais par intérêt commercial, ces sociétés ont continué à faire croire aux autorités que cette mesure était efficace pour sauver des vies.
Les documents montrent qu’elles ont utilisé cet émétique breveté pour maintenir leur produit-phare sur le marché, alors qu’il était menacé d’interdiction dans des pays-clés, et pour bloquer la concurrence des autres fabricants de paraquat.
Syngenta et ses prédécesseurs ont ignoré les avertissements répétés de leurs propres scientifiques et lutté contre l’introduction, à large échelle, de formulations plus sûres parce qu’elles ne les considéraient pas comme des solutions économiquement acceptables au problème du suicide.
Le paraquat devant la justice
Aux États-Unis, les avocats du cabinet Korein Tillery se préparent à poursuivre Syngenta en justice au nom d’un groupe d’agriculteurs et agricultrices qui ont développé la maladie de Parkinson après avoir utilisé le paraquat. Pendant des mois, Public Eye et Unearthed ont décortiqué des centaines de documents que Syngenta a été contrainte de divulguer dans le cadre de cette procédure. L’histoire de l’émétique sera abordée lors du procès qui se déroulera à Belleville, dans l’Illinois en mai prochain car elle «montre jusqu’où cette société est prête à aller pour maintenir le paraquat sur le marché», nous a expliqué Stephen Tillery, l’avocat principal des plaignant·e·s.
Si cette histoire peut être racontée aujourd’hui, c'est en grande partie grâce à la ténacité d’un scientifique britannique, Jon Heylings.
Aujourd’hui professeur de toxicologie à l’Université de Keele, il a travaillé pendant vingt-deux ans pour ICI, Zeneca, puis Syngenta. Il dirigeait les travaux visant à mettre au point des formulations plus sûres de paraquat.
Ce que Heylings dénonce aujourd’hui publiquement, il l’a dit à ses supérieurs il y a plus de trente ans: la version standard du Gramoxone que Syngenta vend encore dans de nombreux pays est trop dangereuse. Selon lui, la dose d’émétique (PP796) ajoutée par Syngenta à son produit est beaucoup trop faible pour provoquer des vomissements suffisamment tôt chez la plupart des personnes qui ingèrent une dose létale minimale de l’herbicide. Elle devrait être drastiquement augmentée.
Heylings affirme que cette quantité a été déterminée sur la seule base d’un rapport interne frauduleux rédigé en 1976 par un toxicologue d’ICI, Michael Rose, aujourd’hui décédé. Ce scientifique aurait manipulé («fabricated») des données issues d’un essai clinique pour faire croire que l’humain était beaucoup plus sensible à l’émétique que tous les animaux de laboratoire sur lesquels il avait été testé, selon Heylings.
Lorsque le toxicologue a découvert les failles du rapport Rose, en 1990, il en a averti ses supérieurs. Dans une série de mémos, il explique que les travaux de Rose ont «gravement induit en erreur» l’entreprise, et qu’une forte augmentation de la dose d’émétique pourrait «réduire le nombre de décès attribués à un empoisonnement au paraquat».
Trente ans plus tard, Syngenta continue pourtant de fabriquer le Gramoxone avec la même concentration d'agent vomitif.
Plus grave encore: le numéro un mondial des pesticides a réussi à convaincre l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) d’adopter cette concentration de PP796 comme spécification mondiale pour tous les herbicides à base de paraquat
Lorsque Heylings l’apprend, en 2018, il tire de nouveau la sonnette d’alarme, dans un premier temps auprès de Syngenta, puis de la FAO et de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA). «Je n’ai rien contre Syngenta», écrit-il dans un courriel à la FAO en 2019. «Je veux juste que le prochain enfant qui avale accidentellement une gorgée de paraquat ait une chance de survivre, en vomissant avant qu’une dose mortelle de poison pénètre dans le sang et qu’il meure d’insuffisance respiratoire.»
Les réponses de Syngenta
Confrontée aux faits mis en évidence par l’enquête de Public Eye et Unearthed, la firme bâloise «rejette toute suggestion selon laquelle, en développant ce produit, Syngenta et les sociétés qui l’ont précédée avaient d’autres motivations que celle de trouver le niveau le plus approprié d’émétique dans le paraquat pour répondre au mieux au risque d’ingestion accidentelle et délibérée», nous écrit-elle.
Syngenta déclare que l’opinion médicale a évolué au cours des trente dernières années. «Aujourd’hui, d’éminents experts médicaux déconseillent des niveaux élevés d’émétiques car ils craignent que cela augmente la toxicité», écrit-elle.
Syngenta explique que «presque toutes les innovations modernes – bâtiments, ponts, chemins de fer, produits pharmaceutiques, automobiles, machines et produits phytosanitaires – ont été utilisées pour le suicide». Elle estime que la société doit «se concentrer sur les problèmes de santé mentale, et non priver le monde de technologies utiles».
La FAO a quant à elle déclaré à Public Eye et Unearthed avoir tenu une «session spéciale» pour réviser ses spécifications sur le paraquat en réponse aux préoccupations de Heylings. Son rapport est «en cours de finalisation».
Les réponses complètes de Syngenta et de Chevron sont disponibles ici.
Reprenons le fil de l’histoire à ses débuts. Nous sommes en 1986 et Jon Heylings commence à travailler au Central Toxicology Laboratory (CTL) d’ICI, à Cheshire au Royaume-Uni. À l’époque déjà, le paraquat rapporte gros. L’herbicide représente 30% des ventes de pesticides de la société et génère 30% de ses bénéfices, selon un document interne.
Mais le nombre élevé de victimes par intoxication au paraquat met des bâtons dans les roues de l’entreprise et menace ses profits. ICI estime alors à 2000 le nombre de décès chaque année, dont plus de 95% seraient des suicides. Sans surprise, l’herbicide fait «l’objet d’une pression croissante de la part des autorités de régulation du monde entier, en particulier en Europe de l’Ouest, au Japon et en Malaisie», comme en témoignent des documents internes.
Des procès-verbaux montrent qu’ICI ne se battait pas seulement contre les efforts visant à interdire ou restreindre les ventes de paraquat, mais aussi contre les régulateurs qui voulaient l’obliger à diluer sa formulation concentrée de Gramoxone ou à la remplacer par des granules solides. Pourtant, ICI fabriquait déjà des formulations solides et moins concentrées de paraquat pour le marché britannique depuis les années 70, et avait la preuve qu’ils étaient nettement moins dangereux que le Gramoxone. D’après les résultats d’une enquête d’ICI, le taux de mortalité des personnes empoisonnées au Gramoxone était de 78%; contre 16% avec des produits granulés comme le Weedol.
Mais mettre sur le marché des produits granulés solides à plus grande échelle aurait contraint l’entreprise à investir dans de nouvelles installations «au coût prohibitif», comme on peut le lire dans un PV de réunion de 1985. Et diluer davantage le produit ferait grimper les coûts de production et d’emballage. La pesée d’intérêts faite par ICI est résumée dans un papier stratégique de 1987: certes diluer le Gramoxone pourrait engendrer une «augmentation mesurable du taux de survie», mais le produit devrait être au moins cinq fois plus faible. Introduire un tel niveau de dilution ou des granulés solides, «à l’échelle mondiale», «anéantirait les bénéfices du groupe avec le paraquat».
«Aucune des formulations alternatives actuellement disponibles n’offre une solution économiquement acceptable au problème du suicide», indique un document interne de 1988. ICI estime alors avoir pris ses responsabilités pour «minimiser les empoisonnements accidentels» en ajoutant au Gramoxone un colorant, un agent odorant et l’émétique dans les années 1970. Au-delà de ces mesures, l’entreprise rejette l’idée qu’elle a le devoir de prévenir le «problème social» du suicide.
ICI sait toutefois que les autorités de régulation ne partageront pas son point de vue. Ses dirigeants approuvent alors une stratégie réactive pour remédier au problème «commercial» engendré par «l’utilisation abusive» de son produit dans des tentatives de suicide: «développer des formulations alternatives» qui seront gardées en réserve et ne seront commercialisées que dans les pays où la société est «confrontée à une crise réglementaire» pouvant conduire à une interdiction du paraquat.
C’est en travaillant au développement de ces formulations plus sûres que Jon Heylings tire le premier fil de ce scandale.
Pour comprendre comment le dosage initial d’émétique avait été déterminé, le toxicologue se plonge dans les archives d’ICI et trouve une pépite: le rapport Rose de 1976.
L’auteur de ce rapport, un toxicologue du laboratoire d’ICI appelé Michael Rose, avait recommandé d’ajouter le PP796 au Gramoxone à raison de 5 mg pour 10 ml de liquide (soit 0,05%). Il estimait que cette concentration suffirait à faire vomir «la majorité» des personnes ayant avalé la dose létale minimale de paraquat. Pourtant, toutes les expérimentations animales menées par ICI indiquaient qu’il en fallait une dose bien plus élevée. Son explication: «l’humain est plus sensible aux effets émétiques du PP796 que les animaux de laboratoire étudiés».
Comment Rose était-il arrivé à cette conclusion? À l'origine, ICI voulait développer le PP796 comme un médicament contre l’asthme, mais il a été rejeté lorsque les premiers essais cliniques ont révélé des effets secondaires désagréables, dont des vomissements. Les résultats de ces tests étaient les seules informations sur l’effet de l’émétique chez l’homme dont disposait ICI. Rose les a utilisés afin d’estimer la dose nécessaire pour faire vomir un humain.
Heylings met la main sur les données originales et les compare à celles présentées dans le rapport Rose. À sa grande surprise, il «ne parvient pas à réconcilier les deux séries de données». Il découvre alors que le scientifique d’ICI s’est en grande partie appuyé sur un minuscule essai clinique dans lequel 12 volontaires ont reçu du PP796 – dont deux seulement ont vomi.
Heylings constate que Rose a manipulé les données, excluant certains volontaires qui n’avaient pas vomi tout en incluant des participants d’un autre essai. Pire encore: tout l’argument de Rose repose sur une seule personne ayant vomi avec 8 mg après deux heures, un délai bien trop long pour empêcher un empoisonnement mortel au paraquat.
En janvier 1990, Heylings fait part pour la première fois de ses conclusions dans un mémo adressé à son chef, le toxicologue Lewis Smith: «Les études des cas d’empoisonnement impliquant des formulations émétiques de paraquat n’ont pas fourni de preuve définitive que l’introduction de 0,05% de PP796 dans le concentré de paraquat en 1979 a entraîné une réduction significative du nombre de décès attribués à l'herbicide», écrit-il. «Ce n’est à mon avis pas très surprenant.» Son analyse: «la concentration de PP796 recommandée en 1976 est probablement bien inférieure à une dose d’émétique efficace chez l’homme.»
Heylings explique que les données utilisées par Rose pour suggérer que les humains sont plus sensibles que les animaux sont «insuffisantes pour être scientifiquement valables». Il conclut que la concentration d’émétique dans le Gramoxone devrait être «multipliée par dix» et que cela «réduirait le nombre de décès attribués à l’empoisonnement au paraquat».
Le toxicologue n’est pas seul à demander une augmentation significative de l’émétique. Dès 1985, Smith lui-même – qui deviendra responsable du développement des produits chez Syngenta à Bâle – recommandait de multiplier la dose par cinq. Lors d’un échange entre les deux hommes quelques mois plus tard, Smith garantit à Heylings qu’il n’y a «aucun désaccord» entre eux sur le fait qu’«une augmentation de 3 à 5 fois de l’émétique devrait être évaluée». Il n’est toutefois pas enclin à remuer le passé et lui conseille de se concentrer sur les solutions.
S’il avait été autorisé à creuser, Heylings aurait peut-être découvert que les failles du rapport Rose avaient déjà été identifiées quinze ans plus tôt.
En 1976, lorsque Michael Rose commence à travailler sur l’émétique pour ICI, à Cheshire, les problèmes liés au paraquat sont juste sous son nez. Depuis quelques années, le nombre de victimes par empoisonnement mortel ne cesse d’augmenter en Grande-Bretagne. Son employeur est dans le collimateur des médias, de l’autorité de régulation mais aussi des médecins, révoltés de ne rien pouvoir faire pour sauver leurs patients.
Selon des documents internes, la société subit aussi une «pression sévère» de la part des régulateurs d’autres régions du monde, comme le Japon, la Malaisie et l’Europe occidentale. Mais la menace la plus sérieuse vient des États-Unis. Car en 1975, l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) a édicté de nouvelles règles: les pesticides présentant des risques extrêmement élevés pourront être soumis à un examen approfondi afin de déterminer s’ils doivent être interdits.
L’un des déclencheurs de cette procédure est l’absence de traitement d’urgence ou d’antidote en cas d’intoxication aiguë. Dans une lettre adressée à ICI, en décembre 1975, Chevron Chemical Company – qui distribuait le paraquat pour ICI aux États-Unis – avertit que l’herbicide risque d’être soumis à cet examen:
Une faction au sein de l’EPA veut «se payer» le paraquat.
Il faut agir vite car une interdiction aux États-Unis coûterait très cher à ICI et risquerait de mettre en péril tous ses autres marchés. Dès le mois suivant, Rose est chargé de mettre en place un groupe de travail pour étudier la «faisabilité» de l’ajout d’un émétique au Gramoxone. Lors d’une première réunion, le 29 janvier 1976, le groupe choisit son candidat: le PP796.
En août, ICI envoie un compte-rendu de l’avancée des travaux à Chevron. La société indique que la dose d’émétique sera de «5 mg dans 10 ml de Gramoxone, ce qui est susceptible de produire des vomissements dans les 15 minutes chez 80% de ceux qui ingèrent une telle quantité». Mais un toxicologue de Chevron, Richard Cavalli, met en doute le travail de Rose. Sa conclusion est la même que celle de Heylings quatorze ans plus tard: «À CTL, on m’a dit que le composé était plus actif chez l’homme, mais les données ne le confirment pas.»
Cavalli envoie un télex à Rose pour lui faire part de ses préoccupations. Ce dernier admet que les données cliniques sont «certainement faibles», mais qu’«en l’absence d’éléments tangibles, [il a] produit un projet de rapport plaidant en faveur de l’ajout de 5 mg pour 10 ml». Et de conclure: «Nous pensons que cela devrait suffire pour obtenir une homologation au niveau européen. Des commentaires?»
Durant les derniers mois de 1976, Rose revoit tout de même ses prétentions à la baisse: ce ne sont plus 80% des personnes qui vomissent après 15 minutes avec 5 mg de PP796, mais une «majorité» qui vomissent en une heure, comme l’indique son rapport final.
En octobre 1976, le comité de direction d’ICI approuve la proposition de Rose et décide d’introduire 0,05% d’émétique dans toutes les formulations de Gramoxone au niveau mondial, «aussi vite que possible». En avril de l’année suivante, Chevron demande à l’EPA d’autoriser l’utilisation du PP796 dans le paraquat.
Malgré la faiblesse des preuves, ICI espère persuader les régulateurs du monde entier que «la nouvelle formulation représente une avancée majeure dans [ses] tentatives pour surmonter le problème de l’empoisonnement» car elle «réduit efficacement la toxicité du paraquat», selon un document du conseil d’administration transmis à la direction en octobre 1976.
Mais contrer la pression réglementaire n’est pas le seul objectif. La société veut aussi utiliser sa nouvelle formule émétique brevetée pour bloquer la concurrence des fabricants de paraquat générique. Le conseil d’administration recommande aux filiales d’ICI à l’étranger d’entamer au plus vite des discussions avec les organismes de réglementation nationaux pour s’assurer «que l’émétique soit la seule formulation de paraquat dont la vente est autorisée».
L’opération est un succès: «l’exigence selon laquelle les produits à base de paraquat doivent contenir un émétique a permis au Gramoxone plus PP796 d’avoir une position exclusive au Royaume-Uni, en France, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Japon […] et au Venezuela», indique un mémo d’août 1981 classé «secret d’entreprise».
«Dans certains pays (notamment la France et le Venezuela), il est probable que l’émétique ait empêché l’interdiction du paraquat.»
Au printemps 1982, soit cinq ans après le dépôt du dossier, l’EPA approuve enfin l’utilisation du PP796 aux États-Unis. Et les bonnes nouvelles se succèdent pour ICI, puisque l’autorité de réglementation renonce à lancer une enquête approfondie sur le paraquat. L’ajout d’un émétique a joué un rôle primordial dans cette décision, comme en atteste le document transmis par l’EPA à Chevron.
ICI a bien besoin de ces victoires, car les premiers résultats des enquêtes réalisées dans deux pays où les nouvelles formulations ont été introduites sont désastreux. Un mémo secret d’août 1981 explique qu’«aucune preuve statistique n’indique que l’émétique a réduit le nombre de décès liés au produit dans l’un ou l’autre pays... au mieux, seules quelques personnes ont survécu à un empoisonnement au paraquat grâce à l’ajout de l’émétique. Même dans ces cas, nous ne pouvons pas être certains que l’émétique ait contribué à sauver des vies.»
Cette absence de résultat représente une «menace sérieuse» pour ICI: «les autorités pourraient souhaiter voir des preuves que la formulation émétique contribue à sauver des vies... Dans certains cas, il est même concevable que notre incapacité à démontrer que l’émétique réduit le nombre de décès dus à l’empoisonnement par paraquat conduise à une interdiction du produit.»
Le mémo d’août 1981 est aussi sombre quant aux chances d’ICI de continuer à utiliser l’émétique pour maintenir son avantage commercial: «À la lumière de l’opinion actuelle quant au bénéfice toxicologique probablement faible résultant de l’ajout de l’émétique au paraquat, il est difficile d’imaginer comment on pourrait maintenant convaincre les autorités de rendre l’ajout d’émétique obligatoire dans toutes les formulations de paraquat, ce qui est le moyen par lequel un bénéfice commercial est tiré de l’émétique.»
Une analyse bien trop négative. Les années suivantes, la société parvient à persuader plusieurs pays de rendre l’émétique obligatoire.
Bien qu’elle soit consciente depuis longtemps du manque d’efficacité de son émétique, la société – devenue Zeneca Agrochemicals en 1993 – continue de le promouvoir auprès des régulateurs afin d’éviter des interdictions du paraquat et de se protéger de la concurrence. Au début des années 90, l’Union européenne réexamine l’homologation du paraquat, et Zeneca veut profiter de cette occasion pour rendre le PP796 «obligatoire dans toutes les formulations de paraquat commercialisées au sein de l’UE».
Un cadre de l’entreprise, Andy Cook, aujourd’hui «responsable mondial des affaires réglementaires» chez Syngenta, rédige en 1995 un rapport sur le PP796 à l’attention des autorités européennes. Lorsque le projet circule à CTL, Heylings n’en croit pas ses yeux: le rapport Rose est toujours utilisé comme preuve de l’efficacité de la dose d’émétique contenue dans le Gramoxone. Heylings écrit à Cook pour réitérer ses critiques de 1990. Malgré ses avertissements, le document final soumis par Zeneca à l’UE cite le rapport Rose.
Deux ans plus tard, en juin 1997, une employée de Zeneca écrit à Cook pour lui demander si «Zeneca pourrait produire une lettre type "À qui de droit" confirmant que l’émétique contenu dans le Gramoxone répond bien aux critères édictés par la FAO». La FAO vient alors de publier une «spécification» exigeant que le paraquat contienne un émétique efficace.
«La raison de ma demande, explique-t-elle, est que nous avons des problèmes avec le [paraquat] au Nigeria en ce moment, où l’on se dirige vers une interdiction, et qu’un gros appel d’offres a été lancé [pour] les champs pétrolifères où nous voulons soumettre le GRAMOXONE – de gros billets si on l’obtient».
En 2003, la société, devenue Syngenta trois ans plus tôt, parvient à convaincre la FAO de nommer le PP796 dans sa spécification comme la «seule substance» répondant aux exigences d’un émétique pour le paraquat. La nouvelle spécification mentionne la même concentration – inefficace – que celle contenue dans le Gramoxone depuis la fin des années 70.
Cerise sur le gâteau: cette même année, la Commission européenne réapprouve le paraquat et rend obligatoire la présence d’un «émétique efficace» répondant aux critères de la FAO dans toutes les formulations commercialisées dans l’UE.
Dans les années 90, les travaux de Heylings se sont concentrés sur les moyens de réduire la dangerosité du paraquat en augmentant la concentration d’émétique, en combinaison avec d’autres additifs destinés à ralentir l’absorption du paraquat par l’organisme.
Alors que le toxicologue commence à tester des formulations contenant des niveaux cinq fois plus élevés d’émétique, il fait face à des résistances à l’interne. La raison: trop cher.
Dans un document interne de fin 1990, le responsable du secteur herbicides de la société avertit ainsi que toute «augmentation significative de la concentration émétique serait assortie d’une pénalité financière élevée». Le travail de Heylings se concentre alors sur des formulations contenant trois fois plus d’émétique et d’autres agents «de protection».
Après des années d’expérimentation et d’essais avec différentes mixtures, Syngenta décide au début des années 2000 de mettre l’une de ces nouvelles formulations sur le marché: le Gramoxone Inteon. Syngenta a de grandes ambitions pour ce nouveau produit, baptisé en interne «la technologie Prométhée». Un briefing «hautement confidentiel» de 2001 sur le projet montre que la société le considère comme «une occasion unique» d’améliorer «l’image de la marque» et la perception du Gramoxone par les principales parties prenantes.
Un document stratégique de 2003 explique que – comme pour le PP796 dans les années 70 – Syngenta «chercherait à obtenir un avantage légitime» sur ses concurrents une fois la nouvelle formulation approuvée, «en faisant de ce produit la nouvelle norme minimale pour le paraquat».
Inteon est introduit en octobre 2004 au Sri Lanka, où le paraquat cause à l’époque 400 à 500 décès chaque année. Les résultats? Une étude financée par Syngenta affirme que la nouvelle formulation a amélioré le taux de survie en cas d’ingestion de 27,1% à 36,7%, et qu’elle a permis de sauver environ trente vies sur la période couverte par l’étude, soit seize mois.
Mais le produit tue toujours plus de 60% des personnes qui l’ingèrent au Sri Lanka, selon les résultats de cette étude. Intolérable pour les autorités sri-lankaise.
Le Sri Lanka décide en 2008 d’éliminer progressivement le paraquat, jusqu’à son interdiction complète en 2014.
Pendant ce temps, Syngenta a bien du mal à convaincre l’EPA des avantages de son nouveau produit. L’entreprise veut pousser l’agence états-unienne à ne plus autoriser les fabricants génériques à commercialiser «les anciennes formulations de paraquat» car cela minerait «de manière déraisonnable et significative» la sécurité des personnes. En vain.
Syngenta décide alors de «mettre fin au projet Inteon». Aux États-Unis, elle a toutefois conservé une formulation contenant des niveaux trois fois plus élevés d’émétique.
Mais ailleurs, dans des pays plus pauvres comme l’Inde, le géant bâlois continue de vendre sa formulation «standard» de Gramoxone, avec le même niveau d’émétique que celui utilisé depuis les années 70.
Lorsque Jon Heylings constate en 2018 que la FAO utilise toujours la même norme, il envoie un courriel à ses anciens collègues chez Syngenta. Commence alors une année de réunions et de correspondance, durant laquelle le toxicologue expose en détail ses critiques et raconte à quel point il n’a pas été écouté.
En mai 2019, Dave French, responsable mondial des affaires réglementaires de la société, répond dans une lettre aux allégations de Heylings:
«ICI et le Dr Rose n’avaient aucune motivation concevable pour falsifier ou fabriquer cette analyse de 1976, les actions volontaires de la société visaient clairement à améliorer la survie», écrit-il.
Pourtant, une nouvelle analyse statistique des données utilisées par Rose, réalisée par Syngenta en 2019, confirme ce que Heylings dit depuis 1990: «les données cliniques ne peuvent pas étayer une conclusion concluante sur le niveau d’inclusion approprié du PP796 dans les formulations de paraquat», conclut le rapport de Syngenta.
Mais pour Syngenta, cela n’a pas d’importance, car le géant bâlois dispose de nouvelles études démontrant l’efficacité de l’émétique dans des conditions réelles. Dave French cite en particulier une étude de 1987, publiée par Meredith et Vale, qui prouverait que le Gramoxone répond bien aux critères de la FAO.
Cette étude montre que «65% des personnes ayant consommé une formulation de paraquat contenant l’émétique ont vomi dans les 30 minutes» écrit M. French.
En réalité, les chiffres mentionnés dans cette étude sont tirés d’une enquête financée par ICI sur des patients britanniques intoxiqués au paraquat entre 1980 et 1982, dont les résultats n’ont jamais été publiés.
Public Eye et Unearthed ont pu mettre la main sur ce document. Nous avons découvert que la plupart des personnes inclues dans l’étude n’avaient en réalité pas ingéré du Gramoxone, mais du Weedol, une formulation de paraquat en granulés peu concentrée et dans laquelle le niveau d’émétique était plus élevé.
Nous avons demandé à Michael Eddleston, professeur de toxicologie, si l’article de Meredith et Vale apporte la preuve que le Gramoxone répond aux spécifications de la FAO. «De toute évidence, ce n’est pas le cas», nous a-t-il répondu.
M. Eddleston rejette aussi l’idée – exprimée de longue date par Syngenta et les sociétés qui l’ont précédée – selon laquelle les personnes qui utilisent du paraquat pour se suicider en ingèrent une quantité trop importante pour qu’un émétique ne puisse les sauver. «De nombreuses personnes, en particulier les plus jeunes, ingèrent de très petites quantités de poison», estime au contraire M. Eddleston, qui a vu des «dizaines, voire des centaines» de personnes mourir d’un empoisonnement aux pesticides.
«Beaucoup de patients empoisonnés au paraquat vivent encore pendant plusieurs jours et peuvent vous parler, vous raconter ce qui s’est passé», décrit le toxicologue. «Souvent, ils n’avaient pas du tout la volonté de mourir.»
Même si on peut «rendre le paraquat moins dangereux, on ne peut pas le rendre sûr», conclut M. Eddleston.
«Interdire le paraquat est la seule solution»
Au début des années 2000, au Sri Lanka, «un tiers des lits étaient occupés par des personnes souffrant d’empoisonnement aux pesticides», explique le Dr Shaluka Jayamanne, maître de conférences à la faculté de médecine de l’Université de Kelaniya. Depuis, le paraquat et les insecticides organophosphorés les plus toxiques ont été interdits. «Grâce à ces interdictions, les décès liés aux pesticides ont fortement diminué», tout comme «la charge pour les hôpitaux».
Mais dans d’autres régions du monde, les médecins continuent de faire face à des vagues d’intoxications au paraquat. Dans l’État d’Odisha, en Inde, un groupe de médecins de l’hôpital de Burla a entamé une grève de la faim en septembre 2019 pour demander l’interdiction du paraquat. Selon les médias, 177 patients avaient été admis dans leur hôpital à la suite d’un empoisonnement au paraquat au cours des deux années précédentes, et 170 d’entre eux étaient décédés.
Contacté par Unearthed et Public Eye, l’un des médecins à l'origine de cette action, le Dr Shankar Ramchandani, se dit inquiet. Même si le gouvernement d’Odisha a depuis restreint l’utilisation du paraquat, «les patients continuent d’arriver». Son témoignage doit résonner chez tous les médecins qui ont vu des gens mourir d’empoisonnement au paraquat: «beaucoup de patients meurent et nous ne pouvons rien faire car il n’y a pas d’antidote».
Pour lui, pas de doute:
«Interdire le paraquat est la seule solution».
Impressum
Enquête commune de Public Eye et Unearthed, reportage complémentaire au Sri Lanka: Shalini Wickramasuriya. Auteurs: Laurent Gaberell et Crispin Dowler, traduction et édition en français: Géraldine Viret.
Mention légale: ce texte est une version plus courte et une traduction du rapport original rédigé en anglais. En cas de divergence entre les versions, le texte original en anglais fait foi.
Ce texte existe également en allemand et en espagnol.