Vague d’empoisonnements en Inde: le rôle du pesticide de Syngenta dans le drame de Yavatmal
Dans le district de Yavatmal, en Inde centrale, environ 800 travailleurs agricoles ont été intoxiqués en épandant des pesticides sur les champs de coton entre juillet et octobre 2017. Plus de vingt d’entre eux sont décédés. Une enquête de Public Eye a révélé que le Polo de Syngenta figurait parmi les produits incriminés. Cet insecticide contient du diafenthiuron, une substance interdite depuis des années en Suisse et dans l’Union européenne. Retirée du marché suisse en 2009, elle figure sur la liste des pesticides «interdits en raison de leurs effets sur la santé de l’être humain ou sur l’environnement». Selon l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), le diafenthiuron est «toxique en cas d’inhalation» et peut «occasionner des lésions d’organes en cas d’exposition prolongée ou répétée».
A ce jour, Syngenta a toujours minimisé, voire nié sa part de responsabilité face aux conséquences sanitaires et sociales de ce drame.
Le numéro un mondial des pesticides s’est même plaint, sans succès, d’un reportage réalisé à Yavatmal par la télévision alémanique SRF.
Des dizaines de cas d’empoisonnement
Des documents officiels obtenus par les organisations indiennes, allemande et suisse à l’origine de la notification montrent aujourd’hui le rôle important joué par le Polo dans cette tragédie et ses conséquences. Selon ces rapports de police, 96 cas d’intoxications impliquant le Polo ont été enregistrés en 2017. Pour 36 d’entre eux, ce produit avait été utilisé seul (sans mélange).
Sur la base de ces faits et de recherches complémentaires, la Maharashtra Association of Pesticides Poisoned Persons (MAPPP) est entrée en contact avec de nombreuses autres victimes. Le Pesticide Action Network indien (PAN India), PAN Asia Pacific, le European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), à Berlin, et Public Eye ont déposé, le 17 septembre 2020 à Berne, une notification auprès du Point de contact national pour les Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, en collaboration avec MAPPP et au nom des familles d’agriculteurs concernées. A cette fin, nous avons documenté le sort de 51 agriculteurs ayant indiqué avoir pulvérisé du Polo entre septembre et octobre 2017. Les victimes ont souffert de symptômes d’intoxication aigus, comme en témoignent dans certains cas des attestations médicales.
De graves conséquences pour les familles
Chacune des 51 victimes a eu besoin d’un traitement médical. Parmi les conséquences de ces intoxications figuraient des problèmes oculaires, des nausées, des troubles neurologiques et musculaires, des difficultés respiratoires, des gonflements et des réactions cutanées. 43 personnes ont été hospitalisées – la plupart entre un jour et deux semaines, 9 plus de deux semaines et une a même passé 31 jours à l’hôpital. 44 des 51 victimes ont indiqué avoir subi une perte temporaire de la vue, et 16 sont restées inconscientes, parfois pendant plusieurs jours. Bon nombre d’entre elles ont été dans l’incapacité de travailler durant une longue période, jusqu’à un an dans certains cas. 28 personnes ont fait état de problèmes de santé persistants, notamment d’ordre neurologique et musculaire.
Pour de nombreuses familles, l’intoxication a entraîné une baisse dramatique de leurs faibles revenus, et la charge de travail assumée par les femmes a considérablement augmenté. En plus de s’occuper des enfants, elles doivent assurer les soins à leur mari malade et travailler comme journalières dans les champs, où elles touchent un salaire nettement plus faible que les hommes. La vie sociale en pâtit également: de nombreuses victimes d’empoisonnement ne peuvent plus parcourir de longues distances ou s’exposer au soleil en raison d’irritations chroniques de la peau et des yeux. Leurs activités s’en trouvent ainsi fortement réduites.
Des actions et réformes nécessaires
Les organisations ont déposé une notification conjointe auprès du Point de contact national dans l’espoir d’obtenir enfin des résultats concrets, que les échanges directs avec Syngenta n’ont pas permis jusqu’à présent. Elles demandent notamment:
- que Syngenta cesse de vendre des pesticides dangereux aux petits paysans et travailleurs agricoles indiens si, comme dans le cas du Polo, il n’existe pas d’antidote en cas d’intoxication et si leur utilisation nécessite le port d’un équipement de protection. Selon l’article 3.6 du «Code de conduite international sur la gestion des pesticides» de la FAO/OMS, que Syngenta s'est engagée à respecter, «les pesticides dont la manipulation et l’application exigent l’utilisation d’un équipement protecteur individuel inconfortable, coûteux ou difficile à se procurer» doivent être évités, «notamment par les utilisateurs non industriels et par les travailleurs agricoles dans les climats chauds».
- une indemnisation financière pour les 51 familles concernées afin de couvrir les frais médicaux et la perte de revenus engendrés.
Les documents officiels indiens donnent également des informations sur deux cas de décès liés au Polo. Le cabinet d'avocats spécialisés schadenanwaelte a par conséquent déposé à Bâle une demande en dommages et intérêts avec les familles des deux défunts ainsi qu’une troisième victime ayant survécu à son empoisonnement, car l’une des substances présentes dans le pesticide, le diafenthiuron, provenait directement de Suisse. La loi sur la responsabilité du fait des produits (LRFP) prévoit un délai de prescription de trois ans, qui arrive dans ce cas à échéance à la mi-septembre 2020.
Cette affaire montre une fois de plus les graves violations de droits humains que peuvent commettre des sociétés suisses.
L’initiative pour des multinationales responsables est un pas décisif pour mettre les entreprises face à leurs responsabilités et prévenir de tels abus. Si elle était acceptée, cette initiative veillerait aussi à ce que la responsabilité en dommages et intérêts repose sur l’ensemble de l’entreprise. La nouveauté ne serait pas qu’un tribunal suisse doive se prononcer sur des dommages perpétrés à l’étranger, mais que le siège d’une multinationale en Suisse puisse être tenu responsable des violations de droits humains occasionnées par ses filiales étrangères et qui auraient pu être évitées si le siège avait pris les mesures de diligence adéquates.
Notification auprès de l'OCDE
L’intégralité du document de notification auprès de l’OCDE est disponible ici (en anglais).