L’accès aux médicaments après les tests
Selon les standards éthiques internationaux, les essais cliniques ne doivent être menés que dans des pays où une autorisation de mise sur le marché sera demandée si les tests sont concluants. Les fabricants ne peuvent le faire qu’une fois que toutes les phases de l’essai ont été menées à bien. Chaque État dispose d’une autorité compétente en la matière, qui étudie ce type de demande. Pour les États membres de l’UE, il s’agit d’une entité commune.
En 2016, Public Eye a enquêté en Égypte, en collaboration avec ses partenaires EIPR et Shamseya, afin de déterminer combien de médicaments testés dans le pays y sont ensuite effectivement mis sur le marché. Sur 24 médicaments commercialisés aux États-Unis et en Europe, seuls 15 l’étaient également en Égypte, soit un taux de 62,5%.
Une étude menée en Inde à la même période révèle un taux de mise sur le marché de 66,5%. En Afrique du Sud, une recherche similaire menée en 2014 montre que seuls 40% environ des médicaments testés dans le pays de manière concluante y étaient ensuite commercialisés.
L’ensemble de la population doit pouvoir profiter des nouveaux traitements
Les lignes directrice du Conseil des organisations internationales des sciences médicales (CIOMS) au sujet de la délocalisation des essais cliniques sont limpides: «Les sponsors et chercheurs doivent s’efforcer (...) de mettre les interventions ou produits aussi vite que possible à la disposition de la population ou de la communauté où les recherches ont été menées.»
La Déclaration d'Helsinki de l’Association médicale mondiale prévoit que les tests de médicaments impliquant des groupes vulnérables – tels que les habitant·e·s de pays à faible ou moyen revenu – soient assortis de conditions spécifiques: «La recherche médicale impliquant un groupe vulnérable se justifie uniquement si elle répond aux besoins ou aux priorités sanitaires de ce groupe (...). En outre, ce groupe devrait bénéficier des connaissances, des pratiques ou interventions qui en résultent.»
En outre, selon la Déclaration universelle de l’assemblée générale de l’UNESCO sur la bioéthique et les droits de l’homme: «Les bienfaits résultant de toute recherche scientifique et de ses applications devraient être partagés avec la société dans son ensemble ainsi qu’au sein de la communauté internationale, en particulier avec les pays en développement.»
Post-Trial Access to Swiss Medicines in Five Low and Middle-Income Countries (2019): le rapport de Public Eye sur l'accès aux médicaments post-essai dans cinq pays émergents figurant parmi les «laboratoires» préférés de Roche et Novartis.
Des progrès significatifs
Public Eye a mené une enquête complémentaire (2019) dans cinq pays émergents figurant parmi les «laboratoires» préférés des géants bâlois pour leurs essais cliniques: l'Afrique du Sud, la Colombie, le Mexique, la Thaïlande et l'Ukraine. Notre étude montre, fort heureusement, que les taux de mise sur le marché se sont nettement améliorés.
Entre 86 et 100% des médicaments étudiés par Public Eye ont été mis sur le marché des pays dans lesquels ils ont été testés. Les neuf médicaments de Roche y sont autorisés. La multinationale tient, au moins pour ces produits et dans les cinq pays en question, sa promesse de «demander une autorisation de mise sur le marché dans tous les pays où des essais cliniques sont menés pour un médicament ou un produit de diagnostic», comme elle l’affirme sur son site internet.
Sur son site, Novartis prétend le faire également: «Nous nous engageons, après avoir mené à bien des programmes cliniques, à enregistrer nos nouveaux médicaments dans tous les pays où des patients ont participé à des essais.» Mais ce n'est pas tout à fait le cas: 2 des 13 médicaments de Novartis que nous avons étudiés n’ont pas d’autorisation de mise sur le marché dans les pays où ils ont été testés.
Le fait de demander systématiquement une autorisation de mise sur le marché est un progrès. Mais ce n’est qu’un premier pas.
En effet, une autorisation de mise sur le marché ne nécessite que peu d’efforts de la part des pharmas. Et si un médicament est autorisé dans un pays, cela ne signifie pas que la population peut effectivement profiter du produit, comme l’exigent pourtant les directives éthiques internationales.
L'autorisation seule ne garantit pas l’accès
Dès lors qu'un médicament a été autorisé sur un marché, c’est son prix qui détermine, en fin de compte, si l'on peut effectivement parler de disponibilité ou non. Et ce n'est que lorsqu’un médicament est disponible que les patient·e·s peuvent véritablement en profiter. Public Eye a donc analysé les prix de médicaments dans les cinq pays étudiés. Première conclusion: les prix sont similaires à ceux pratiqués en Suisse ou aux États-Unis.
Pour déterminer si un médicament est véritablement disponible, il faut se pencher sur le salaire minimum et la couverture des soins dans les pays en question. Public Eye l’a fait pour le Mexique et l’Ukraine. En raison de leur proximité avec les grandes puissances économiques que sont les États-Unis et l’UE, ces deux pays se trouvent dans une situation particulièrement difficile. Le Mexique se situe pour ainsi dire dans l’arrière-cour des États-Unis, et l’Ukraine dans celle de l’UE. Ces deux zones sont celles où les prix des produits thérapeutiques sont les plus élevés au monde.
En outre, le Mexique et l’Ukraine ont tous deux conclu des accords de libre-échange avec leur riche voisin, ce qui limite leur marge de manœuvre politique, notamment en matière de réglementation et de fixation des prix.
Le Mexique dispose certes d’un système d’assurance maladie qui garantit un minimum de soins aux personnes sans emploi, ainsi qu’un large éventail d'assurances pour les personnes ayant un contrat de travail. Néanmoins, le marché de la santé y est organisé de façon chaotique, et les malades doivent très souvent payer les médicaments de leur poche.
Inadmissibles: les prix exorbitants au Mexique
Pour l’un des produits étudiés, une personne gagnant le salaire minimum en vigueur au Mexique devrait théoriquement travailler pendant 20 à 50 ans pour pouvoir payer de sa poche un traitement anticancéreux d’une année seulement! Même au prix négocié par les assurances maladie mexicaines, les coûts resteraient exorbitants: pour les médicaments anticancéreux Afinitor (Novartis) et Avastin (Roche) par exemple, un traitement d’une année représenterait 14 ans de travail au salaire minimum.
20 à 50 ans de salaire pour une année de traitement anticancéreux!
Pour les enfants et les adultes dont la maladie progresse très rapidement, l’Avastin est pris en charge par l’assurance maladie. C’est également le cas de l’Herceptin (Roche) pour certaines formes de cancer du sein – à condition, bien sûr, que le produit soit disponible dans l’établissement qui traite la patiente. Des études précédentes ont montré que ce n’est pas souvent le cas au Mexique pour les nouveaux anticancéreux.
Être malade: un risque de pauvreté en Ukraine
En Ukraine également, les patient·e·s doivent souvent payer les médicaments de leur poche car la couverture d’assurance maladie est très lacunaire. Sur le papier, le système de santé ukrainien prévoit certes un accès illimité aux soins dans les établissements médicaux publics. Mais dans les faits, les patient·e·s doivent depuis des années dépenser des sommes astronomiques pour se soigner, ce qui les exposent à un risque de pauvreté.
L’Ukraine a également un système de mise à disposition gratuite de certains produits thérapeutiques. Toutefois, aucun des médicaments étudiés par Public Eye ne figure sur la liste établie par le ministère de la Santé. Comme au Mexique, les prix des anticancéreux en Ukraine sont exorbitants, alors même que le pays ait mis à disposition des sujets humains pour les tests nécessaires au développement de ces produits. Un exemple: le Tarceva, un médicament contre le cancer du poumon:
Cet anticancéreux de Roche coûte plus de 47'000 dollars par an en Ukraine, soit environ 20 fois le revenu annuel brut par habitant.
Nous nous basons ici sur le revenu national annuel brut par habitant qui s’élevait à 2'390 dollars en 2017.
Les anticancéreux sont connus pour leur prix élevé, mais d’autres médicaments, tels que l’Ilaris de Novartis, pour le traitement de la polyarthrite rhumatoïde, sont également commercialisés à un tarif démentiel: une année de traitement coûterait à une personne gagnant le salaire minimum l’équivalent de 25 ans de travail.
Une véritable loterie
L'enquête menée par Public Eye révèle également que les pharmas se contentent souvent du strict minimum pour permettre aux communautés dans lesquelles elles ont réalisé leurs essais cliniques de profiter des médicaments testés. Les thérapies anticancéreuses que nous avons étudiées sont généralement proposées à des prix nettement supérieurs au revenu national annuel brut par habitant.
Nombre des nouveaux anticancéreux ne sont pas couverts par l’assurance maladie de base et, lorsqu’ils le sont, il faut encore espérer qu’ils soient livrables. À quelques exceptions près, l’accès à ces médicaments s’apparente à un jeu de hasard.
Contrairement à ce qu’ils affirment, les géants Roche et Novartis ne respectent pas leurs obligations en matière d’accès aux traitements post-essai. En cause: leur politique de prix irresponsable.
Alors que les patient·e·s des pays économiquement désavantagés sont des sujets de premier choix pour les essais cliniques, ils ne profitent guère des progrès thérapeutiques réalisés par la pharma. Bien trop souvent, ces malades doivent se rabattre sur des traitements plus anciens et moins efficaces.
Public Eye demande aux pharmas de prendre des mesures significatives pour renforcer leur devoir de diligence en matière de politique de prix. La situation économique et la couverture d’assurance doivent être prises en compte, en particulier pour les personnes les plus démunies, afin que celles-ci puissent également profiter des progrès réalisés grâce aux tests de médicaments – et que ces avancées ne soient plus réservées qu’aux seuls pays riches.