Comment Trafigura achète le silence de ses ex

Cette semaine, la maison de négoce tente de convaincre les juges du Tribunal pénal fédéral que les trames mises en place pour faire parvenir des fonds à un fonctionnaire angolais il y a 15 ans étaient le fait d’anciens employés agissant dans l’ombre du fondateur Claude Dauphin, aujourd’hui décédé. Or, Trafigura aurait très généreusement récompensé les hommes clés de son réseau angolais, parfois bien après l’ouverture de l’enquête du Ministère public de la Confédération, comme le révèle Public Eye sur la base de documents inédits.

Adrià Budry Carbó, le 4 décembre 2024

© Tommy Trenchard / Panos Pictures

«Erase - All ConsultCo». La note a été écrite à la main dans un cahier. Chez Trafigura, quelqu’un vient de lancer l’opération grand nettoyage. Et celui que l’on surnomme «Mr Non-Compliant», pour son habileté à faire «des choses qui ne pouvaient être faites en interne du groupe», s’apprête à s’exécuter. Depuis sa discrète fiduciaire de la rue de la Croix d’Or à Genève, il est responsable de la comptabilité occulte de la maison de négoce, celle des commissions. 

Le «contrôleur» doit parfois aussi effacer les traces de son travail, comme l’atteste cette note trouvée par la police judiciaire fédérale lors de la perquisition de la fiduciaire. Ici, les données relatives à une société offshore – ConsultCo Trading Ltd., utilisée par T.P., un ancien employé de Trafigura (1995-2002) devenu son intermédiaire, pour verser des pots-de-vin présumés, entre 2009 et 2011, à un haut fonctionnaire angolais en échange de contrats favorables. 

Les cadres de Trafigura sont sous pression. Depuis l’arrestation de Mariano Marcondes Ferraz au Brésil en 2016, l’étau ne cesse de se resserrer. En échange d’une réduction de sa peine de 10 ans de prison, l’ancien cadre de Trafigura passe aux aveux. Il admet que des pots-de-vin ont été versés pour le compte de la maison de négoce dans le cadre du scandale Petrobras, mais également en Angola. Le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une enquête en juillet 2020. La police judiciaire fédérale procède à plusieurs perquisitions dans les bureaux de Trafigura et de deux autres sociétés (avril et septembre 2021) ainsi que dans ceux de la fiduciaire de «Mr Non-Compliant» (septembre 2022). 

Le procès de Trafigura pour corruption d’agent public étranger devant le Tribunal pénal fédéral a débuté le 2 décembre 2024, à Bellinzone. Sur le banc des prévenus aux côtés de la multinationale, trois personnes physiques: le fonctionnaire angolais, le propriétaire de ConsultCo Trading Ltd. (T.P.) et Michael Wainwright, l’un des plus hauts responsables de Trafigura. Une première.

La carotte et le clawback

On a beau piloter l’une des plus grandes maisons de négoce du monde – 244 milliards de dollars US de chiffre d'affaires pour 12’000 employé·e·s – et être rompus aux opérations en marge de la légalité, quand on agit dans l’urgence, on commet des erreurs. Alors, lorsque Trafigura ne cherche pas à effacer ses traces, elle rémunère largement ceux qui sont censés se taire. 

En mai 2019, Mariano Marcondes Ferraz a déclaré – lors de son «accord de collaboration» avec la justice brésilienne de mai 2019 – qu’il touchait un salaire annuel de 300’000 dollars chez Trafigura. Ainsi que des paiements à venir, échelonnés dès janvier 2020, pour un montant total de 99 millions de dollars soit la valeur des actions encore détenues par cet ancien membre du conseil d’administration.

Dans son « accord de collaboration » avec la justice brésilienne du 14 mai 2019, Mariano Marcondes Ferraz déclare un salaire annuel de 300'000 dollars chez Trafigura et détenir pour 99 millions de dollars de parts dans le groupe. Des actions que Trafigura s'est engagée à lui racheter dès janvier 2020, soit plusieurs années après son arrestation et sa condamnation pour corruption.

Comme d’autres maisons de négoce, Trafigura a la particularité d’être détenue par ses haut-cadres. Ce sont donc quelque 1400 actionnaires qui se partagent les milliards de profits de la multinationale (1,7 milliards de dollars US de dividendes en 2022, 5,9 milliards en 2023). Lorsqu’ils prennent leur retraite, décèdent ou sont écartés, ces cadres détiennent par conséquent toujours une part de Trafigura ou de l’une de ses filiales maltaise ou caribéenne (le registre des actionnaires se transformant en véritable Who’s Who de l’entreprise). Le rachat de leurs actions est organisé par Trafigura, selon un calendrier bien défini, échelonné sur plusieurs années. 

Ce procédé a le double avantage de lier étroitement les cadres de Trafigura aux performances de l’entreprise ainsi que de dissuader la critique. En juin dernier, Reuters a révélé l’existence d’une lettre de la direction, envoyée aux employé·e·s ainsi qu’à des anciens, menaçant de couper ces versements en cas notamment de «violations de la confidentialité». Ces clawbacks – ou clauses de récupération – sont typiquement utilisées par les groupes financiers qui exigent le remboursement d’un bonus en cas de mauvaise conduite ou de mauvaises performances. 

Entre 2017 et 2020, Trafigura demandait même à ses employé·e·s de signer des clauses de confidentialité (non-disclosure) les empêchant de communiquer avec les autorités judiciaires. Notamment la Commodity Futures Trading Commission – l’organe qui régule les marchés dérivés aux États-Unis – qui lui a imposé, en juin 2024, une amende de 55 millions de dollars pour ces pratiques ainsi que pour fraude et manipulation du marché. 

Chez Trafigura, c’est Michael Wainwright, ancien directeur des opérations, qui était chargé de planifier les clawbacks sur 4 à 5 ans et, donc, d’organiser l’omertà au sein de la maison de négoce. À l’annonce du procès, le grand trésorier du groupe – réputé minutieux et distant – a été placé en préretraite par Trafigura, à l’âge de 51 ans. Lors de son audition du 6 juin 2023, dont le procès-verbal a été consulté par Public Eye, Mariano Marcondes Ferraz a évoqué le blocage de ses rachats d'actions par Michael Wainwright, et le reste du conseil d’administration, à qui il a envoyé des messages, demandant si «les paiements allaient venir ou pas venir».

Des avantages en béton

Revenons à ConsultCo Trading Ltd. Derrière ce nom, c’est toute la comptabilité occulte de Trafigura qui se cache. Celle qui permet aux intermédiaires de la maison de négoce (ce type de service est externalisé, pour des raisons évidentes) de verser des commissions aux responsables des sociétés pétrolières d’État. La société domiciliée aux îles Vierges britanniques était, elle aussi, propriétaire d’une part de Trafigura via deux entités maltaises, actionnaires de la filiale Puma Energy (PE Investments Ltd et Global PE Investors Plc). C’est pourquoi ConsultCo Trading Ltd. a dû être «all-erased» (complètement effacée). Le rachat des actions a été complété en septembre et octobre 2022, pour un montant qui nous est inconnu. 

Cependant, le propriétaire de ConsultCo Trading Ltd, – un patricien de Genève qui possède un port sur sa rive gauche – s’est vu octroyer des actifs par Trafigura, et ceci sept mois après l’ouverture de l’enquête du MPC. En février 2021, la filiale Puma Energy a en effet cédé l’intégralité de sa participation dans la société congolaise SPSA Cobil SA à une entité dénommée Translog Sàrl, en mains de T.P., ainsi que de son associé congolais G.M., selon des documents officiels que nous avons pu consulter.

Trafigura - via sa filiale Puma Energy Africa Holding (PEAH) - a cédé ses parts dans une société exploitant des terminaux de stockage pétrolier (SPSA Cobil) en République démocratique du Congo à une société contrôlée par T.P. et son associé (Translog S.A.R.L.) en février 2021, soit sept mois après l'ouverture de l'enquête de la justice suisse pour corruption en Angola. Trafigura n'a pas souhaité s'exprimer sur le motif de cette cession d'actifs.

Via Translog, T.P. possédait déjà des parts dans SPSA Cobil SA. La société exploite des terminaux de stockage pétrolier à Matadi, une localité située sur le fleuve Congo, stratégique pour l’approvisionnement fluvial. Grâce à ses contacts avec le fils du président de la République du Congo, Denis Christel Sassou-Nguesso, l’intermédiaire de Trafigura obtenait du brut, transformé en carburant – à «prix cassé», pour reprendre l’expression du média spécialisé Africa Intelligence – dans les raffineries d’État Coraf, puis écoulé de l’autre côté du fleuve dans la très peuplée RDC. Le système est décrit dans le milieu comme une véritable «machine à cash».

Pour quelle raison Trafigura s’est-elle séparée de SPSA Cobil SA? Ce transfert d'actifs est-il venu récompenser des services et si oui, de quels types? Contactée, la multinationale a indiqué «ne pas avoir de commentaire à faire sur [n]os questions». Une autre façon de prêcher le silence. 

Malgré son procès pour corruption, Trafigura est remontée dans le train angolais