Congo Hold-up: 1er volet La tirelire du clan Kabila

En République démocratique du Congo, une banque contrôlée par le clan de Joseph Kabila siphonne les ressources du pays depuis des années, enrichissant les proches de l’ancien chef d’État. Au sein d’un consortium de médias internationaux et d’ONG, Public Eye a eu accès à plus de 3,5 millions de documents détaillant les mécanismes de corruption impliquant la filiale congolaise de BGFIBank, dirigée de 2011 à 2018 par le frère adoptif de Kabila. Les documents de Congo Hold-Up, la plus grande fuite de données du continent africain, exposent aussi le rôle d’intermédiaires financiers suisses et les manquements de la compliance bancaire – dont celle d’UBS – dans des opérations financières et immobilières douteuses qui ont contribué à détourner les richesses du Congo.

C’est une porte de garage rouillée comme tant d’autres dans la mégalopole de Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo (RDC). Ses propriétaires n’ont même pas pris soin d’y faire inscrire leur raison sociale ou un logo sur les murs donnant sur l’avenue Tombalbaye, 43. Les gardes n’hésitent pourtant pas une seconde: «Ici, c’est chez Kabila». Malgré l’absence de plaque en laiton, c’est bien depuis cette adresse que Sud Oil opère, ainsi que plusieurs autres sociétés satellites contrôlées par le clan de l’ancien président congolais.

Sans employés, sans numéro fiscal ou de TVA: Sud Oil a toutes les caractéristiques de la société-écran. Officiellement active dans le secteur immobilier, elle brasse des sommes colossales, réalisant de mystérieuses transactions internationales, rarement justifiées par des documents, notamment au travers de banques suisses. Elle a permis à la famille de Joseph Kabila de détourner des millions de dollars de fonds publics. C’est ce que révèle Congo Hold-Up, la plus grande fuite de données du continent africain à ce jour, consistant en plus de 3,5 millions de documents issus de BGFIBank et des millions de transactions couvrant une période d’environ dix ans.

Les données ont été obtenues par l’ONG PPLAAF (Plateforme pour les lanceurs d’alerte en Afrique) et Mediapart, puis partagées avec le réseau d’investigation European Investigative Collaborations (EIC) ainsi que des partenaires des médias et des ONG, dont Public Eye. Cette alliance sans précédent a enquêté pendant six mois. Au cours des trois prochaines semaines, nous allons – dans une série d’articles publiés sous la bannière Congo Hold-Up – lever le voile sur les pratiques corruptives d’une élite congolaise, agissant avec la complicité de banquiers ou de partenaires commerciaux à l’étranger, notamment en Suisse. Centre névralgique du système corruptif, tirelire du clan Kabila: BGFIBank RDC et ses mauvaises pratiques ont favorisé le pillage du Congo pendant de nombreuses années.

© De Standaard
Le siège de BGFIBank à Kinshasa.

C’est au sein de cet établissement bancaire que Sud Oil avait ses comptes. Nos recherches montrent que cette société-écran était sous le contrôle effectif de Francis Selemani, qui avait le double avantage d’être le frère adoptif de Joseph Kabila ainsi que le directeur de BGFIBank RDC de 2011 à 2018. Grâce à Sud Oil, le banquier et son épouse, ainsi que la femme de Kabila, ont détourné des millions de dollars. Les transactions examinées par le consortium prouvent que les fonds publics siphonnés ont directement profité à ce petit noyau.

La première transaction douteuse de Sud Oil avait pour destination la Suisse, plus précisément un compte bancaire auprès d’UBS Genève. Celui-ci s’est vu crédité, autour d’une transaction immobilière fin 2013, de 12 millions de dollars (US) à la provenance pour le moins problématique. Cet argent a – par l’intermédiaire de BGFIBank et d’un complexe et non-réglementaire mécanisme de prêts – permis à la société-écran des Kabila d’acquérir le bâtiment du 43, avenue Tombalbaye. Celui qui lui sert aujourd’hui officiellement de bureau. Nous y reviendrons.

La banque du président

Filiale de la banque gabonaise BGFIBank, BGFIBank RDC a déjà fait couler beaucoup d’encre. À l’automne 2016, l’un de ses cadres, Jean-Jacques Lumumba, petit-neveu du héros de l’indépendance congolaise Patrice Lumumba, révélait la manière dont la succursale était devenue la banque de poche du clan Kabila. Après avoir tenté en vain d’alerter son supérieur et craignant pour sa vie, Jean-Jacques Lumumba a été forcé de fuir le Congo en juin. Le journal belge Le Soir a publié quelques mois plus tard ses révélations, devenues les Lumumba Papers.

Opérations acrobatiques, prêts accordés par la Banque centrale du Congo et jamais remboursés, blanchiment d’argent, faux libellés, transactions antidatées: la BGFI a fait preuve d’une incroyable ingéniosité financière pour aider le clan Kabila à s’enrichir, comme nous avons pu le documenter. Même le patron de l’Inspection générale des Finances (IGF) de la RDC, Jules Alingete, qualifie la BGFI de «banque mafieuse», dans un entretien accordé à nos partenaires de Mediapart et Radio France Internationale (RFI).

C’est donc à l’ombre de cette banque très spéciale que l’empire Kabila a pu prospérer. Dès l’ouverture de BGFIBank RDC en 2010, Gloria Mteyu, la sœur cadette du président Kabila détient 40% des parts. Un an plus tard, un autre proche du clan rejoint la banque: Francis Selemani, nommé quelques mois plus tard à sa tête par le conseil d’administration.

Après la mort de ses parents en exil en Tanzanie, il est adopté par la famille Kabila, lorsque celle-ci fait son retour au pays en 1997, derrière le patriarche Laurent-Désiré. Côté carrière, Francis Selemani fait ses études et ses premières armes bancaires aux États-Unis. Il se forme aussi en Suisse. Son CV indique que de juin 2007 à juin 2009, il travaille pour Laag Compagnie Benjamin de Rothschild  d’abord à Genève puis en tant que son représentant au Congo. Le frère adoptif de Joseph Kabila devient ensuite directeur de la naissante BGFIBank RDC, où il rendra de nombreux services, en particulier en facilitant, voire même en forçant les transactions bancaires douteuses d’une multitude de sociétés contrôlées par la famille Kabila.

L’emprise d’un clan

La République démocratique du Congo est un cas emblématique de la malédiction des ressources. Son sol regorge de matières premières, telles que l’or et le pétrole ainsi que des minerais indispensables aux batteries des voitures électriques ou des smartphones, comme le cobalt, le lithium ou le coltan. Les Congolais et Congolaises ne profitent malheureusement pas de cette manne. Trois quarts de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, alors que le pays est classé à la 170e place sur 180 dans l’indice de perception de la corruption de Transparency International.

Joseph Kabila a quitté le pouvoir en décembre 2019, mais son ombre plane toujours sur le Congo. Dans l’arène politique, tous les acteurs sont contraints de se positionner par rapport à celui qui a gouverné le pays pendant dix-huit ans. Les Kabila sont aussi incontournables pour faire des affaires au Congo. Ils y ont tissé une toile qui s’étend dans toutes les directions.

Dans une enquête datant de 2016, Bloomberg avait identifié un réseau d’au moins 70 sociétés aux mains des membres de sa famille. De l’extraction minière à l’immobilier, en passant par la banque et l'hôtellerie: les Kabila sont présents dans tous les secteurs de l’économie de ce pays, qui compte quelque 100 millions d’habitant·e·s. L’ONG Congo Research Group estime par exemple que Joseph Kabila possède, directement ou via ses enfants, plus de 71 000 hectares de terres agricoles.

Les Kabila ont notamment compris très tôt l’intérêt de pénétrer le système financier congolais, en contrôlant un ou plusieurs établissements bancaires. Au cœur de cette stratégie, on retrouve Kwanza Capital. Cette société financière, une filiale de Sud Oil, partage les mêmes locaux du 43 avenue Tombalbaye. Selon l’ONG d’investigation The Sentry, l’objectif du clan Kabila était d’utiliser Kwanza pour lancer sa propre banque Alliance Bank, qui aurait pu capter plus d’un quart de la manne du secteur financier congolais, soit quelque 5 milliards de dollars. Le projet a échoué. Mais Sud Oil est, elle, toujours active… en dépit des apparences sur l’avenue Tombalbaye.

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Des millions détournés

Les recherches du consortium, basées sur des documents bancaires de BGFIBank RDC, révèlent que Sud Oil ainsi que ses sociétés satellite comme Kwanza ont reçu, entre 2013 et 2018, 92 millions de dollars provenant des caisses de l’État congolais. Cet argent public émane d’institutions congolaises comme – par ordre d’importance – la Banque centrale du Congo (pour plus de la moitié des fonds), la société minière d’État Gecamines, le Fonds national d’entretien routier (Foner), la mission permanente de RDC, la Société commerciale des transports et des ports (SCTP), la commission électorale CENI et l’Assemblée nationale.

Le réseau Sud Oil semble fonctionner comme un gigantesque distributeur de billets. Au total, 80,7 millions de dollars ont été retirés en cash depuis les comptes de ses différentes sociétés auprès de BGFIBank RDC. Dans ce classement particulier des aller-retours au guichet, la palme revient au Tanzanien David Ezequiel, directeur de Sud Oil de 2013 à (au moins) 2018, avec 52,9 millions de dollars de retraits. Suivent les transferts, qui se chiffrent eux aussi en millions de dollars, vers le directeur de BGFIBank RDC lui-même ainsi que ses proches, via leurs comptes bancaires ou ceux de sociétés qu’ils contrôlent, ainsi que vers l’ancien directeur de Sud Oil, Pascal Kinduelo.

Sud Oil est même parvenue à récupérer 6,8 millions de dollars versés par les Nations Unies pour rémunérer les casques bleus congolais engagés dans la mission de maintien de la paix de l’ONU en Centrafrique, selon les recherches de nos confrères de Mediapart.

Une styliste aux affaires

Crée en 2009, Sud Oil a en réalité eu deux existences. La première, avec son fondateur Pascal Kinduelo, un homme d’affaires congolais proche des Kabila et président du conseil d’administration de BGFIBank RDC de 2015 à 2018. À l’origine, la société était spécialisée dans l’exploration et l’extraction de pétrole, ainsi que dans la distribution de produits raffinés à travers son réseau de stations-services. Elle affirme alors développer «d’excellente(s) relation(s) d’affaire(s) avec ses fournisseurs de 1er rang sur les marchés européens et africains à l’image de Glencore, Trafigura, Orion Oil et AD(D)AX», selon sa fiche client au sein de BGFI, qui vante ses contrats avec les grandes maisons de négoce. Nous avons pu retrouver la trace de 15 paiements vers le groupe zougois Glencore en 2011 portant sur 1,16 million de dollars; ce qui témoignerait d’une véritable activité pétrolière. Sud Oil finit pourtant par céder en 2012 sa branche distribution pétrolière à la congolaise Cobil pour concentrer ses activités commerciales sur la gestion et l’acquisition immobilière.

C’est le début de sa seconde existence. Après des mois d’inactivité, la société est discrètement reconstituée, tombant dans l’escarcelle de deux femmes du clan Kabila qui en deviennent actionnaires. Et non des moindres puisqu’il s’agit de la sœur de l’ex-président, Gloria Mteyu (celle qui détient alors 40% des parts de BGFI RDC) ainsi que de sa belle-sœur, Aneth Lutale, l’épouse de Francis Selemani, le directeur de BGFI RDC. Comme en atteste le procès-verbal de l’assemblée générale extraordinaire de Sud Oil daté du 4 octobre 2013, que Public Eye a pu consulter, la première détient désormais 20% du capital de Sud Oil, la seconde 80%.

© PPLAAF/Mediapart

L’une comme l’autre joue parfaitement son rôle de femme de paille… voire de paillettes dans le cas de Gloria Mteyu. Lorsqu’elle est parachutée actionnaire de BGFIBank RDC, elle a 26 ans et n’a pour seule ligne à son CV que l’organisation de la Kinshasa Fashion Week. Ce détail finira tout de même par mettre mal à l’aise l’établissement chargé d’effectuer les virements en devises à l’international pour le compte de BGFIBank RDC, la banque maltaise FIMBank, qui souhaitait connaître l’origine de sa fortune. Du côté congolais, ces questions suscitent une certaine agitation. Le directeur général adjoint de BGFIBank RDC, Abdel Kader Diop, presse le service compliance de trouver une solution. Dans les échanges que nous avons pu consulter, l’un des employés de la conformité se laisse aller à quelques confidences sur les petits arrangements avec la vérité de la succursale congolaise:

«J'ai bien reçu votre mail, je me propose de faire quelque[s] recherches personnelles pour que notre réponse ne soit pas en contradiction avec les informations disponibles, à l'internet par exemple. Sur ce, je suis tombé sur un article de Alliance France Presse (AFP) qui donne une partie de l'interview de l'actionnaire: le profil donné est qu'elle est styliste raison pour laquelle elle organise un[e] "Fashion week" à Kinshasa. Ma démarche est de maintenir la même logique que notre précédente correspondance en soutenant qu'elle est gestionnaire de société.»

«Je suis revenue au Congo pour la Kinshasa Fashion Week, mais aussi pour contribuer au développement de mon pays»: la sœur de l’ex-président Kabila en interview.

L’embarras est compréhensible. Dans l’ombre protectrice de son puissant frère, Gloria Mteyu n’a jamais payé les 40% de parts de la BGFIbank qu’elle détient, jusqu’à ce que la banque les récupère en 2018, comme le montrent les recherches menées dans le cadre de Congo Hold Up.

L’argent du Congo arrive en Suisse

Les premières traces d’activité de la nouvelle mouture de Sud Oil mènent vers la Suisse. Sa première transaction est l’acquisition du 43 avenue Tombalbaye pour 12 millions de dollars. L’argent qui a servi à l’achat de cet immeuble a été siphonné dans les caisses de l’État congolais. La transaction n’aurait pas été possible sans la tolérance des services de conformité d’UBS. En effet, en novembre 2013, la loi contre le blanchiment d’argent imposait déjà aux intermédiaires financiers de clarifier l’arrière-plan économique et le but d’une transaction ou d’une relation d’affaires.

Comme le révèlent les données de Congo Hold-Up, c’est sur le compte privé de l’homme d’affaires belge Philippe de Moerloose auprès d’UBS de Genève que Sud Oil a versé des millions pour l’achat du bien immobilier. Ces fonds sont arrivés sans peine en Suisse.

© PPLAAF/Mediapart

En RDC, Philippe de Moerloose appartient au cercle des intimes de Joseph Kabila, qui l’a invité à son mariage en 2006. La carrière de ce patron belge, né en 1967 à Watermael-Boisfort, est indissociable de son enfance passée au Katanga (Est du Congo) aux côtés d’un père comptable au sein d’un groupe textile. Avant de retourner en Belgique pour y faire ses études de management, Philippe de Moerloose y apprend le swahili et noue des contacts qui lui seront probablement utiles dans sa vie professionnelle.

Philippe de Moerloose admet des «liens professionnels courtois avec le président Kabila et son épouse», rencontrés à plusieurs reprises depuis l’accession du premier au pouvoir en 2001. Mais il dit s’insurger «catégoriquement contre toute allégation d’association personnelle avec eux, de jeux d’influence illégitimes et de toute autre forme de pratiques malsaines». Joseph Kabila et Philippe de Moerloose se fréquentent, même si le Belge a toujours minimisé cette relation.

Comme tous les grands patrons, Philippe de Moerloose aime les sports d’endurance, comparant ses propres performances à celles de sa holding Société de Distribution Africaine (SDA). Autre caractéristique: malgré son absence d’activité en Suisse, le Belge y possède plusieurs comptes bancaires.

C’est donc tout naturellement que le clan présidentiel congolais s’adresse à lui pour acheter le bâtiment de l’avenue Tombalbaye. L’homme d’affaires belge l’a acquis deux ans plus tôt… auprès de l’une de ses propres sociétés, Auto Transport Company (ATC), active dans la distribution de véhicules et de pièces détachées, pour un montant non communiqué par Philippe de Moerloose. L’ensemble de l’opération lui a probablement assuré une plus-value intéressante.

Le contrat de vente, en mains de Public Eye, établit que Sud Oil doit verser 5 millions de dollars à l’hommes d’affaires belge sur son compte UBS Genève. Ce paiement est prévu en deux versements de 3 millions et 2 millions de dollars. Par la suite, les 7 millions restants sont à verser en douze mensualités, de chacune 583 333 dollars «tirées sur BGFIBank (RDC) Sarl». Le contrat fait l’objet de plusieurs amendements après un ping-pong entre  un homme de confiance de Philippe de Moerloose, et Francis Selemani. Des échanges de courriels ayant pour objet «Tombalbaye» semblent témoigner du fait que ce dernier s’est investi personnellement sur ce dossier, révisant et commentant chaque clause du contrat de vente, alors qu’officiellement il n’a aucune fonction dans Sud Oil. La société obtient donc un prêt de sa banque afin de verser la dernière tranche de sept millions. Et pour ajouter encore une couche aux multiples conflits d’intérêts du frère adoptif des Kabila, BGFIBank RDC offre aussi une garantie bancaire à Sud Oil, obtenue directement auprès de la Banque centrale du Congo. Le crédit bancaire est confirmé en date du 15 novembre 2013, avec un taux de commission de 1% et 3000 dollars de frais de dossiers.

Philippe de Moerloose, qui en avait effectué la demande, se montre reconnaissant. Il envoie ce message sans détour à Francis Selemani, le 14 octobre:

“Please be sure that we will close this deal and that I have no problem at all just because I trust you.
This is the most important.”

Le suivi du détail de l’opération est encore plus rocambolesque. Le 25 novembre, date de la signature du contrat de vente de l’immeuble, Sud Oil n’a en caisse que 139 200 dollars. Ils ont été déposés en cash un mois et demi plus tôt. Mais la société-écran reçoit le jour même un mystérieux virement de 5,5 millions de dollars de la Banque centrale du Congo libellé «Appro compte suivant instruction Dobama du 07/08/2013». Or, point important: «Dobama», la Direction des Opérations Bancaires et des marchés de la banque des banques congolaise n’a pas pour mission de financer des entreprises privées. Elle aurait passé ses instructions bien en amont de la transaction. Cet afflux massif de capital permet à Sud Oil de transférer, plus tard dans la journée et comme prévu, la somme de 5 millions de dollars en deux tranches à Philippe de Moerloose, en Suisse.

Le premier transfert de 3 millions de dollars est pourtant d’abord bloqué le 26 novembre par le responsable des moyens de paiement de BGFI Paris, qui agit comme banque correspondante. Se référant à des directives internes, la succursale française estime que le montant est trop élevé pour être versé à un individu. Le service compliance BGFI RDC propose alors de contourner l’obstacle et d’effectuer la transaction via la banque allemande Commerzbank. Comme nous avons pu le documenter, ces cinq premiers millions sont bien arrivés auprès d’UBS à Genève.

Sud Oil s’acquitte par la suite de ses versements mensuels de 583 333 dollars afin de rembourser sa dette à BGFIBank. Cette fois-ci, ces transactions ont été rendues possibles grâce à de mystérieux dépôts en cash, réalisés juste avant les échéances.

À Paris, la filiale européenne de BGFIBank n’est toujours pas rassurée. Le 12 décembre 2013, son directeur délégué exprime par écrit, à Francis Selemani ainsi qu’à son associé et plusieurs collègues parisiens, son souhait d’aborder le dossier «Sud Oil pour lequel nous n’avons aucun élément juridique (date de création, actionnariat, rccm [NDLR., registre du commerce et du crédit mobilier]...). C'est important car nous ne pouvons pas passer notre opération ce qui nous mettrait en porte-à-faux vis-à-vis de notre client.» Nous ignorons si Francis Selemani a pris la peine de renseigner son homologue, mais il était, à n’en pas douter, l’un des mieux placés pour le faire.

Contacté par Public Eye, Philippe de Moerloose confirme la transaction pour un «immeuble industriel et de bureaux situé avenue Tombalbaye» et avoir perçu, en plusieurs tranches, les 12 millions sur son compte auprès d’UBS. Il affirme avoir exigé une copie du registre des actionnaires de Sud Oil. «Celle-ci ne renseignait aucun membre de la famille Kabila – ni d’ailleurs M. Selemani dont j’ignorais la parenté adoptive avec M. Kabila – comme actionnaire de cette société», se défend-il. Pour lui, les «échanges avec Monsieur Selemani concernaient exclusivement le paiement de l’immeuble et pas la transaction immobilière, pour laquelle il n’est jamais intervenu». L’homme d’affaires précise aussi ne pas avoir «connaissance de problèmes liés à cette transaction ni avec la banque BGFI ni avec la Commerzbank ni avec la banque UBS. Aucun des montants mentionnés n’a fait l’objet d’un quelconque blocage pour des raisons de compliance».

UBS rappelle qu’elle n’est pas autorisée à commenter ses relations d’affaires et se borne à répondre que la banque «applique des règles strictes en matière de diligence raisonnable et de lutte contre le blanchiment d’argent». Son service de presse revendique également la soumission annuelle d’un «nombre significatif à quatre chiffres» de communications de soupçon adressées aux autorités de lutte anti-blanchiment.

La nature de cette transaction immobilière ou l’origine des fonds, provenant de la Banque centrale du Congo, ne semblent pas avoir suscité d’alerte au sein des départements conformité d’UBS, où Philippe de Moerloose a ses comptes alors qu’il n’a officiellement aucune implantation en Suisse. Pas plus que son montant: 12 millions de dollars pour un bâtiment qui sert aujourd’hui principalement de garage.

BGFI, banque et première cliente

En juin 2018, un rapport d’audit interne à la banque donnait la note « inacceptable » à sa filiale BGFIBank RDC, pointant une «problématique d’insuffisance dans la justification économique conformément aux dispositions réglementaires et des normes internationales du GAFI [Groupe d'action financière est un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d'argent, ndlr.]». Cela concerne la présentation des contrats, les factures ou les libellés des opérations. Le rapport critiquait aussi le «manque d’intégrité et de transparence dans la déclaration des conflits d’intérêts». Sud Oil y était décrite comme une société avec des mouvements d’argent importants, tant sur le plan national qu’international, et dont les «opérations ne sont pas suffisamment justifiées». Mais aucune trace de Francis Selemani dans la liste des possibles conflits d’intérêt.

Cette opération n’est que la première d’une longue série où le clan Kabila parvient à détourner des fonds de la Banque centrale du Congo. Au total, le réseau Sud Oil, qui comprend aussi des sociétés affiliées comme Kwanza, a obtenu 51,5 millions de dollars de la banque centrale du pays. Quels que soient les motifs de ces transactions, celles-ci semblent illégales puisque le mandat de cette institution publique ne comprend pas le financement des entreprises privées.

Comble de l’ironie: le 10 avril 2014, quelques mois après l’acquisition de l’immeuble par Sud Oil, BGFIBank rédige un brouillon de contrat visant à sous-louer, pour les besoins de la banque, une partie du garage (357 mètres carrés) qui sert de siège social à la société des Kabila.

Nous n’avons trouvé aucune indication quant au prix de location ou à sa durée. Dans l’audit interne de juin 2018, Sud Oil était définie comme cliente et fournisseur de la banque, selon l’intitulé suivant «location d’appartement et salle d’archivage». À l’extérieur, les gardes de l’immeuble n’ont jamais vu passer le moindre employé de BGFIBank, mais ils semblent avoir compris l’essentiel:

«Ici, c’est chez Kabila».

© Keystone/AFP/John Wessels

Un Belge dans la Cour congolaise

Comme la plupart des grands patrons, il aime les sports d’endurance. Philippe de Moerloose, lui, n’hésite pas à se présenter comme un grand triathlète, comparant ses propres performances sportives à celles de sa holding SDA, pour Société de Distribution Africaine, fondée en 2008. Autre caractéristique: malgré son absence d’activité en Suisse, le Belge possède directement ou via ses sociétés au moins deux comptes auprès d’UBS, à Genève et à Zurich.

La carrière de ce patron belge, né en 1967 à Watermael-Boisfort, est indissociable de son enfance passée au Katanga (Est du Congo) aux côtés d’un père comptable au sein d’un groupe textile. Avant de retourner en Belgique pour y faire ses études de management, Philippe de Moerloose y apprend le swahili et noue des contacts qui lui seront probablement utiles dans sa vie professionnelle.

De retour en Afrique – une terre que «d’autres préfèrent quitter», professe non sans fierté son autobiographie vidéo sur son site Internet –, Philippe de Moerloose se lance en 1991 dans l’importation de pièces automobiles détachées à travers sa société Demimpex. L’activité se réoriente rapidement vers des services à plus haute valeur ajoutée, comme les machines et équipements pour le secteur minier ou la construction, et passe sous la coupe de SDA Holding. Le Belge fonde aussi sa société offshore HMIE, Heavy Machinery and Industrial Equipment (lire notre dernière enquête).

Un homme avec qui parler gros camions

Joseph Kabila et Philippe de Moerloose se fréquentent, même si le Belge a toujours minimisé cette relation. Il figurait bien parmi les convives lors du mariage de l’ancien président congolais en 2006. Les deux hommes partagent un intérêt pour les grosses cylindrées: motos, tracteurs et machinerie lourde. 

Au Congo, Philippe de Moerloose est vite devenu le Monsieur équipements lourds de Kabila. Camions, tracteurs, le Belge aurait également livré des jets ainsi que des hélicoptères au président, selon la newsletter sur la politique et l’économie du continent africain Africa Confidential. Selon les recherches de nos partenaires de De Standaard, les sociétés de Philippe de Moerloose ont décroché pour 742,9 millions de dollars de contrats avec la RDC de Joseph Kabila, sans aucun appel d’offres. D’après le média belge, qui s’est procuré un document interne comparant les prix d’achat et les prix de vente des tracteurs et autres moissonneuses, la différence peut monter jusqu’au septuple. Avec une marge moyenne frisant les 50% pour les années 2018 et 2019.

Notre enquête révèle que les sociétés dans le giron du clan Kabila lui ont aussi permis d’engranger une plus-value intéressante en vendant à ses proches un bien immobilier situé à Kinshasa.

Les activités du Belge poursuivent leur développement sous le règne de Joseph Kabila (2001-2019). Il obtient alors des mandats publics et créé des coentreprises avec la société d’État Gécamines (Grande Cimenterie du Katanga) voire directement avec l’État congolais (Grand Hôtel de Kinshasa). Il revendique des activités dans une trentaine de pays à travers le continent africain et quelque 2000 collaborateurs et collaboratrices. Philippe de Moerloose est par ailleurs à la tête d’une galaxie de sociétés de domicile dans des paradis fiscaux ou des juridictions opaques au Luxembourg, dans les Iles Vierges britanniques, au Panama ou à Maurice. Mais c’est d’ordinaire lui ou ses représentants qui agissent comme directeur ou administrateurs de ces entités.

Depuis 2015, SDA Holding cherche des sources de diversification de sa croissance hors d’Afrique, notamment à travers le Nord de l’Europe, où Philippe de Moerloose dit désormais générer deux-tiers de son chiffre d’affaires.