Congo Hold-up: 2e volet La Suisse, arrière-cuisine des intrigues électorales congolaises

Depuis sa création, la Commission nationale électorale indépendante (CENI) n’a jamais respecté ses principes d’indépendance et de neutralité. Instrument entre les mains du clan de l'ex-président de RDC Joseph Kabila, elle est soupçonnée de détournements massifs de fonds publics. La Suisse a joué un rôle non négligeable dans cette gabegie, comme le révèlent des documents issus de BGFIBank analysés par un consortium de médias et d’ONG, dont Public Eye. C’est entre Lausanne et Aarau que s’est discrètement négocié un faramineux marché électoral qui a permis au président Kabila d’outrepasser son mandat de deux ans. Et c’est dans une banque genevoise que des millions de dollars ont atterri pour un contrat négocié sous le manteau par les dirigeants de la CENI. C’est le 2e épisode de notre série Congo Hold-up.

Bienvenue au «quartier général de la démocratie»! A Kinshasa, la Commission électorale nationale indépendante (CENI), logée dans un imposant bâtiment bleu de quatre étages, a accroché sur sa façade d’énormes panneaux qui vantent ses capacités à organiser «des élections transparentes, crédibles et apaisées». Mais, depuis sa création en 2005, cette institution – qui s’appelait alors CEI – a fait parler d’elle en d’autres termes. Lanceurs d’alertes, médias, ONG et partis d’opposition la désignent comme le haut lieu des intrigues politiques et des malversations financières. La CENI, qui a principalement œuvré au service du clan Kabila, est incapable de gérer un budget pourtant pléthorique. Elle est accusée de corruption au profit de ses dirigeants.

Pluie de fonds étatiques

Public Eye et ses partenaires de Congo Hold-up ont eu accès à plus de 3,5 millions de documents détaillant les mécanismes de corruption interne à la filiale congolaise de BGFI – BGFIBank RDC – la banque de poche du clan Kabila. Certaines de ces données – partagées avec Public Eye par la Plateforme des lanceurs d’alertes africains (PPLAAF) et EIC, le réseau européen d’investigation journalistique – le confirment : lors des derniers cycles électoraux, en 2011 et 2018, la CENI a englouti des centaines de millions de dollars de ressources étatiques et de fonds internationaux, distribuant à tout va des marchés à des dizaines de sociétés aux accointances troubles. En 2017, le coût des Présidentielles, des Législatives et des Provinciales de 2018 était estimé par l’institution congolaise elle-même à 1,3 milliard de dollars US, dont près de 400 millions pour le seul enrôlement des électeurs (leur inscription au registre). La CENI s’est aussi endettée de manière irraisonnable, servant de «vache à lait» pour BGFIBank RDC, où elle a ses principaux comptes bancaires. En 2016, le lanceur d’alerte Jean-Jacques Lumumba avait révélé que cet établissement avait illégalement octroyé à la CENI un prêt de 25 millions de dollars au taux très élevé de 8,5%, obligeant l’institution à s’acquitter de frais bancaires astronomiques. Pas moins de 7,5 millions de dollars avaient par ailleurs été retirés en liquide par trois employés de la CENI.

Criblée de dettes, vivant en permanence à crédit, la CENI n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ses employé∙e∙s sont régulièrement soumis à des impayés de salaires et des coupures d’électricité sur leur lieu de travail. Et les perspectives qu’elle s’émancipe du pouvoir sont minces. Il a fallu attendre plusieurs mois pour qu’elle se dote, en octobre dernier, d’un nouveau président: Denis Kadima, considéré par l’opposition comme un proche de Félix Tshisekedi, l’actuel chef d’État qui sera à nouveau candidat en 2023.

© AP Photo/Jerome Delay
Après avoir prêté serment à Kinshasa, Félix Tshisekedi reçoit l'écharpe présidentielle du président sortant Joseph Kabila, le 24 janvier 2019. Son élection a suscité de nombreuses critiques liées à des irrégularités de vote.

Or comme le révèle Congo Hold-up, la Suisse a joué un rôle non négligeable dans cette faillite, qui empêche toujours la RDC de prendre le chemin de la démocratie. En préparation des élections de décembre 2018, elle a servi de base arrière pour deux sociétés qui ont décroché, auprès de la CENI, des contrats se chiffrant en millions de dollars.

Public Eye a pu documenter deux histoires emblématiques des pratiques opaques de la CENI.

La première raconte comment un grand groupe néerlandais de sécurité biométrique a remporté un appel d’offres de 46 millions d’euros grâce à sa filiale suisse, qui avait des contacts dans l’entourage proche du président Joseph Kabila. Un juteux marché en marge duquel se sont déroulées d’obscures manigances politiques et financières. La seconde met en scène une petite société ghanéenne qui a reçu plusieurs millions de dollars de la CENI sur un compte bancaire à Genève, dans le cadre d’un contrat jamais rendu public et dont on ignore s’il a été entièrement honoré. Ces deux histoires se rejoignent, comme nous le verrons.

Le clan Kabila s’accroche

Pour planter le décor, il faut revenir en 2016. En RDC, la tension politique est à son comble. Après quinze ans de règne, le président Joseph Kabila arrive au terme de son dernier mandat, la constitution lui interdisant de se représenter à nouveau. Mais le natif du Sud-Kivu qui, avec son clan, a mis la main sur tous les secteurs de l’économie (lire le premier volet de Congo Hold-Up), exige un départ en douceur:  un «glissement», selon la formule consacrée dans les médias congolais, qui lui permettra de se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible.  

Or quoi de plus efficace que d’invoquer la nécessité d’une refonte totale du fichier électoral congolais? Dans ce gigantesque pays qui compte 45 millions d’électeurs et d’électrices, les listes du précédent scrutin en 2011 n’ont pas été actualisées. Il faut enregistrer près de deux millions de jeunes Congolais et Congolaises désormais en âge de voter, et éliminer les doublons. En optant pour une méthode d’inscription biométrique du corps électoral – un processus coûteux et chronophage durant environ dix-huit mois –, la CENI, qui est aux ordres du clan Kabila, a trouvé une parade pour empêcher la tenue des élections dans les temps impartis. Et permettre ainsi au président-dictateur de s’accrocher à son trône jusqu’en décembre 2018. C’est aussi l’occasion de donner le coup d’envoi à une valse de contrats alléchants.  

Le 10 février 2016, la CENI lance un appel d’offres international pour un marché qui pèse plus de 70 millions de dollars. Trois lots sont en jeu : 1) la fourniture de kits biométriques d’identification et d’enrôlement, 2) de cartes électorales et 3) de groupes électrogènes.  

© AP Photo/Jerome Delay
Des agent·e·s scotchent la liste des inscriptions au mur d’une école de Kinshasa, le 30 décembre 2018. Le processus de vote a été retardé par les incendies de six machines et de bulletins de vote par des électeurs et électrices en colère.

La carte de la neutralité helvétique

C’est Gemalto, géant néerlandais de la sécurité biométrique (racheté en 2019 par le géant Thales) qui décroche le gros lot en juin 2016: un contrat de plus de 46 millions d’euros pour la fourniture de 22 220 kits biométriques. Il s’agit de mallettes contenant un ordinateur portable, une imprimante, une caméra et une machine pour relever les empreintes digitales. Elles permettent d’aller dans les coins les plus reculés de la RDC afin d’identifier les personnes en âge de voter, enregistrer leurs données biométriques et leur délivrer une carte d’électeur.

Cet appel d’offres international aurait dû être un gage de transparence et d’équité. Mais la victoire de Gemalto doit surtout au travail de lobbying en coulisses, en grande partie menée depuis le territoire helvétique, comme nous l’avons découvert. En 2015, le groupe néerlandais a racheté Trüb AG, une société basée à Aarau dans le canton d’Argovie, dont l’activité principale était la fabrication de documents sécurisés. Cette entreprise était alors l’un des fleurons technologiques helvétiques. Au milieu des années 90, Trüb a joué un rôle pionnier en fabriquant la toute première carte d’identité suisse hautement sécurisée en polycarbonate, une innovation majeure.

La société argovienne se développe aussi à l’international, avec pour clients des banques et des gouvernements. Grâce à un conseiller qu’elle emploie régulièrement depuis le début des années 2000, elle est bien positionnée en RDC, disposant d’un carnet d’adresses fourni parmi l’élite congolaise. Léonard She Okitundu, alors sénateur représentant de la coalition au pouvoir du président Joseph Kabila, faisait partie de ces précieux contacts. C’est ainsi qu’il a été approché.  

Ce proche de Kabila, qui sera ensuite nommé vice Premier ministre puis ministre des Affaires étrangères, a été reçu à Meudon, en France, au siège de Gemalto, le 1er et 2 février 2016, soit huit jours avant le lancement par la CENI de l’appel d’offres international, comme l’a révélé en 2018 l’ONG étatsunienne The Sentry – partenaire de Congo Hold-up.

Selon nos informations, l’influent Congolais, exilé politique en Suisse pendant trois décennies, s’est aussi rendu à plusieurs reprises à Lausanne pour rencontrer le conseiller de Trüb qui travaillait désormais pour Gemalto. Lors de ces discussions informelles, une source indique qu’il était question de faire passer un message au président Kabila afin qu’il accepte la tenue d’un appel d’offres – encore un argument en faveur du «glissement» étant donné la longueur du processus – et qu’il garantisse la victoire de Gemalto sur ses concurrents.  

La carte de visite de Trüb a aussi eu son utilité. «Pour convaincre en RDC, il valait mieux utiliser Gemalto côté suisse, car les Suisses sont neutres et ils ne vont jamais faire de déclarations, ni s’immiscer dans les affaires intérieures de la RDC, comme les Français qui se disaient alors farouchement opposés au «glissement»», explique un connaisseur du dossier.

© Keystone/Urs Flueeler
Fleuron suisse, racheté par Gemalto puis par Thales, le groupe argovien Trüb a fabriqué les premières cartes d’identité helvétiques modernes.

L’ancien sénateur Léonard She Okitundu a même été invité en Argovie le 25 février 2016, comme le montre un courrier avec papier-en-tête «Trüb by Gemalto» dont le facsimilé a été publié par The Sentry. Contacté par Public Eye, She Okitundu confirme s’être rendu à Aarau «à titre strictement personnel», pour assister à une présentation faite par des responsables de Gemalto «sur leur entreprise et leurs produits». Une bien curieuse escapade en Suisse, alors que le groupe néerlandais est focalisé sur l’appel d’offres ouvert quinze jours plus tôt par la CENI. La loi congolaise stipule que les marchés publics doivent être attribués sans négociations préalables avec les soumissionnaires.   

«Comment aurais-je pu me permettre d’engager des discussions sur un appel d’offres à l’examen duquel je ne détenais ni mandat, ni qualité et encore moins un titre?» rétorque She Okitundu, réfutant avoir mené des entretiens informels à Lausanne.    

À signaler le fait qu’aujourd’hui, il existe toujours à Aarau une société du nom de Trüb Trading (International) AG qui n’a rien à voir avec toute cette histoire. Quant à Gemalto rebaptisée Thales DIS Suisse AG, elle produit encore aujourd’hui les cartes d’identité suisses, au rythme de 825 000 par an. Ce contrat à 55 millions de francs a été octroyé en janvier 2019 et court jusqu’en 2036.

Si rien ne permet d’affirmer que le travail de lobbying de Gemalto a été entaché de pratiques répréhensibles, ce qui s’est ensuite passé dans les coulisses du contrat congolais suscite de nombreuses interrogations.   

Le bal des sous-traitants

Pour participer à l’appel d’offres international, la CENI avait exigé que les candidats aient recours à un sous-traitant congolais. En RDC, la loi permet en effet aux sociétés étrangères qui postulent pour obtenir un marché de bénéficier d’un avantage compétitif si elles confient à une entreprise locale l’exécution d’au moins 30% de la valeur totale du contrat. Mais dans la réalité, ce pourcentage est rarement atteint, et les sous-traitants ont souvent des activités moins avouables.  

Dans un premier temps, Gemalto avait fait alliance avec une entreprise d’informatique et de télécommunication basée à Kinshasa depuis 2014: SITELE. Cette dernière devait assurer le «support technique»: recruter et former des agents électoraux, soit près de 500 techniciens et ingénieurs chargés d’accompagner les opérations d’enrôlement des électeurs et électrices, ainsi que d’entretenir et réparer les machines-kits.

Mais dès la signature du contrat entre la CENI et Gemalto, fin juin 2016, les intrigues et les manœuvres ont commencé.

SITELE a été évincée au profit de Stim Plus qui est devenu le nouveau partenaire «local» de Gemalto. Cette société de distribution de services informatiques, basée à Nanterre, dans la banlieue parisienne, n’avait pourtant aucune expérience en RDC. Comme l’a déjà suggéré le rapport de l’ONG The Sentry, elle a en réalité été imposée par certains responsables de la CENI.

© Reuters/Baz Ratner
Alors président de la CENI, Corneille Nangaa répond aux médias après avoir rencontré des candidats à la présidence et des observateurs du processus électoral.

Un «agent» français parachuté en RDC

Pour donner l’apparence d’une implantation locale, Stim Plus a dû, dans la précipitation, enregistrer une structure à Kinshasa, le 1er septembre 2016. Celle-ci s’appelait Service Technologie Informatique Maintenance Plus RDC, mais agissait «sous l’enseigne de Stim Plus RDC», comme l’indique le registre du commerce congolais. Yves Samama, le directeur et fondateur de Stim Plus France, y détenait 60% du capital, alors que le reste était contrôlé par un certain Raphaël Edery. Ce sexagénaire français, qui vit au Maroc, a ensuite transféré ses parts à une certaine Yaël Stéphanie Edery. Nous n’avons pas pu découvrir quel était leur lien de parenté. 

Un mois auparavant, les deux hommes avaient signé un contrat de partenariat «confidentiel et privilégié». Exhumé dans les données de Congo Hold-Up, ce document indique que Raphaël Edery, en sa qualité «d’agent», doit toucher «une commission forfaitaire de 2 millions de dollars» susceptible d’évoluer en «fonction du contrat client [ndlr: la CENI]». Sans que l’on sache précisément en quoi consistait sa mission en RDC. Le contrat qui s’est échangé au sein de BGFIBank est expurgé de plusieurs pages, probablement les plus sensibles.

Sur son site internet, Stim Plus mentionne son rôle de fournisseur auprès de Gemalto. Sous l’onglet «projet à engagement» (le seul à ce jour), une vidéo titrée «réalisation et déploiement de 22 500 Kits d’enrôlement de la population pour les futures élections présidentielles», montrent des travailleurs s’activant, en musique, dans des entrepôts pour remplir et assembler le contenu des valises contenant les fameux kits d’enrôlement, jusqu’à leur réception en RDC.  

Norbert Basengezi, l’ancien vice-président de la CENI, confirme que Stim Plus était le «principal fournisseur des équipements contenus dans le kit de Gemalto», ajoutant que la société française avait «repris le support technique (…) sur le terrain nous étions accompagnés par elle sur toute l’étendue du territoire durant toute la période de l’enrôlement».  

Une version qui suscite de nombreux doutes dans les milieux spécialisés. «Stim Plus RDC qui venait de s’immatriculer n’avait pas les capacités de réaliser le support technique. C’était une coquille vide qui a prêté son nom à des sous-traitants proches des dirigeants de la CENI pour des prestations réelles ou pas», affirme une personne qui a travaillé dans les coulisses du contrat Gemalto.

Des millions de retraits en cash

Si la mission de Stim Plus RDC reste obscure, ses comptes en banques, ouverts à l’automne 2016 chez BGFIBank RDC – l’un en euros, l’autre en dollars – ne sont pas restés inactifs. Les documents bancaires découverts dans Congo Hold-Up montrent qu’entre septembre 2016 et juin 2017, la petite structure congolaise a reçu plus de 4,3 millions d’euros en huit versements venant de Stim Plus France, qui avait ses comptes à l’antenne parisienne de la BGFI, avec comme motif indiqué: «prestations de service». Soit plus du double de ce que stipulait le contrat de partenariat mentionné plus haut.

Raphaël Edery, qui était gestionnaire de ces comptes, jonglait alors avec les millions. Selon nos calculs, il a retiré plus d’un million d’euros sur le compte de Stim Plus pour des destinataires inconnus. Tout retrait supérieur à 10 000 dollars doit pourtant, selon la loi congolaise, s’effectuer avec un justificatif. Le compte en dollars sur lequel il a transféré une partie des montants reçus de France, présente quant à lui des sorties de cash d’un total de 2,5 millions de dollars. Dont un million retiré par le Français, le 31 octobre 2016, trois jours après que Stim Plus France lui ait versé 980 000 euros.

Ces mouvements ont intrigué les banquiers de BGFIBank RDC. A l’automne 2016, l’un d’entre eux demande en urgence la transmission du «dossier physique» de Stim Plus RDC ainsi qu’un justificatif pour un versement de 1 077 972 qui arrive sur le compte en dollars. En guise de réponse, il reçoit le contrat de partenariat mentionné plus haut, qui est incomplet.

Le service de conformité tire aussi la sonnette d’alarme, relevant des irrégularités dans le dossier du client et préconisant le blocage du compte.

Il n’en sera rien : l’argent continue à affluer en provenance de Stim Plus France. D’autres fonds suivront : le 27 décembre 2017 et le 10 avril 2018, c’est la CENI qui verse un total de 2,4 millions de dollars à Stim Plus RDC. La quasi-totalité de ces montants sont presque immédiatement transférés vers Technology Solutions & Managed – soit un chèque de 900 000 dollars et un virement de 1,3 million de dollars. Cette société qui avait aussi ses comptes auprès de BGFIBank RDC semble avoir été créée dans le seul but de recevoir les fonds de Stim Plus RDC. Ces comptes montrent à leur tour des sorties compulsives de cash et quelques transferts bancaires sans indication de motif.

300 000 dollars pour une proche de la CENI

Entre le 12 et le 30 avril 2018, plus de 300 000 dollars ont été retirés en espèces sur le compte de Technology Solutions & Managed au bénéfice de Valérie Fila Ruvunangiza, qui avait des liens avec les hautes instances de la CENI. Cette juriste de formation fait partie de la famille de Germain Ruvunangiza, alors un influent conseiller technique auprès de la présidence de la CENI. Ce dernier suit de près le marché des kits électoraux.

Il faut dire que les millions à venir ont de quoi faire saliver. «Au départ, ce marché du support technique devait être d’environ deux millions de dollars, mais avec le report des élections, son coût a été multiplié par quatre. C’était beaucoup d’argent à se partager», confie un observateur. Ce dernier affirme que «l’opération Stim Plus» a été pilotée par un quatuor de la CENI qui, outre Germain Ruvunangiza, comptait Corneille Nangaa, le président de la CENI, Norbert Basengezi Katintima, le vice-président ainsi que son fils Marcellin Basengezi, également conseiller technique au sein de l’institution.

A l’appui de cette thèse, nous avons découvert que le  «directeur des opérations logistiques» de Stim Plus RDC était un partenaire en affaires de Marcellin Basengezi. Depuis 2015, les deux hommes sont actionnaires à parts égales d’une société de distribution de produits alimentaires et pétroliers. Plus encore, ce Congolais a lui aussi bénéficié des largesses de la mystérieuse Technology Services & Managed avec un retrait en cash en sa faveur de 200 000 dollars, le 19 avril 2018.

Seul Norbert Basengezi a réagi aux questions de Public Eye, expliquant que «la CENI n’avait rien à voir dans ces mutations [ndrl: le fait que Stim Plus ait pu récupérer le support technique au détriment de SITELE] et qu’il n’avait «aucun lien» avec le sous-traitant français.

Les autres protagonistes n’ont pas souhaité répondre. Thales, qui a racheté Gemalto en 2019, botte en touche et rappelle que l’exécution du contrat congolais était achevée avant l’acquisition de Gemalto. Le grand groupe assure également que «les personnes qui ont travaillé à l’élaboration de ce contrat ont depuis quitté le groupe Thales», ajoutant que «ce contexte» ne lui permet pas de répondre plus précisément à nos interrogations. Yves Samama, directeur et fondateur de Stim Plus, lui, nous invite à nous adresser à Gemalto SA, titulaire du contrat avec la CENI. L’agent Raphaël Edery, lui, n’a pas répondu à nos sollicitations.

Les «officiers» de la démocratie sous sanctions

En mars 2019, Corneille Nangaa et les Basengezi père et fils ont été placés sur la liste des sanctions du Trésor américain (OFAC). Les États-Unis les accusent alors «d’avoir détourné des fonds opérationnels de la CENI et (…) entrepris des actions qui ont ralenti l'inscription des électeurs, facilitant ainsi les retards dans l’organisation des élections». Ils auraient agi au moyen de sociétés-écrans et par le biais d’un système de fausses factures, de commissions occultes et de dépenses fictives.

L’OFAC soulignait que les dirigeants de la CENI avaient favorisé certaines sociétés lors de l’attribution de marchés, et surfacturé certains contrats «afin d’utiliser les fonds excédentaires pour leur enrichissement personnel, pour obtenir des pots-de-vin et des financements pour la campagne électorale du successeur de Kabila».

Selon nos informations, le trio sanctionné entretenait aussi d’excellentes relations avec un fournisseur de services informatiques nommé Super Tech Limited (STL-ci-dessous), qui avait également un lien, bancaire cette fois-ci, avec la Suisse. C’est là que commence le second volet de notre histoire.

Un lot de consolation versé à Genève

Basée à Accra, la capitale du Ghana, STL avait postulé pour remporter le contrat des kits biométriques de 46 millions d'euros et elle s’était même retrouvée en finale avec Gemalto. Sur son site internet, elle affirme livrer depuis vingt ans «avec succès des solutions en matière de technologies de l’information et de la communication (TIC) à des entreprises et des gouvernements, ainsi qu'à des petites entreprises». « On ne comprenait pas comment cette société presque inconnue pouvait être retenue parmi les finalistes dans un appel d’offres international », confie un connaisseur du marché.  

Le mirifique contrat des kits électoraux lui est finalement passé sous le nez au profit de Gemalto.  Mais cinq mois et demi plus tard, la petite société ghanéenne décroche, dans des circonstances opaques, un autre contrat d’une valeur de 9,7 millions de dollars signé par Corneille Nangaa, le président de la CENI.

Sans qu’aucun appel d’offres n’ait été ouvert, il s’agit de fournir à la CENI 300 VSAT Kits: une technique de communication par satellite qui utilise des antennes paraboliques dont le diamètre est inférieur à 3 mètres.

À priori, rien d’illégal à ce que la CENI fasse l’acquisition d’un réseau de transmission rapide et sécurisé des données électorales. Un problème cependant: ce gros contrat, qui date du 29 novembre 2016, n’est mentionné dans aucun des rapports officiels de l’institution congolaise. Plus intriguant encore: STL, qui n’a officiellement pas d’activité en Suisse, a été payée à l’Union Bancaire Privée (UBP) de Genève, où elle détenait alors deux comptes, l’un en euros et l’autre en dollars.

Selon les documents de Congo Hold-Up, le premier paiement de 5,8 millions et le second de 1,9 millions, tels que prévus par le contrat, sont arrivés sur les comptes d’UBP. Détail amusant: Corneille Nangaa, le président de la CENI, a lui-même pris sa plume pour écrire au directeur général de BGFIBank RDC afin qu’il procède au versement de cette deuxième échéance.

© PPLAAF et Mediapart
La lettre de Corneille Nangaa au directeur de BGFIBank RDC – Francis Selemani, frère adoptif de Joseph Kabila – pour débloquer un versement en faveur de STL sur son compte genevois. Source: PPLAAF et Mediapart. Cliquez sur l'image pour l'agrandir.

Ce paiement a donné lieu à un cafouillage: UBP a d’abord refusé de créditer le compte, le SWIFT indiquant pour STL une adresse à la fois au Ghana et en Suisse.

Un responsable de STL s’était impatienté, demandant à ses deux interlocuteurs de la CENI, dont l’un était Germain Ruvunangiza – le conseiller technique de la CENI évoqué plus haut – de corriger au plus vite l’erreur faite par BGFI: «Ils doivent juste écrire BVI» suggérait-il, le compte STL ayant été ouvert au nom d’une entité du même nom, enregistrée à Tortola dans les Iles Vierges britanniques (BVI). La banque genevoise a fini par s’incliner, par ailleurs nullement effarouchée de recevoir des millions de la CENI – une institution congolaise déjà controversée – sur le compte d’une société basée dans un paradis fiscal caribéen.

Contactée, UBP fait savoir qu’elle est tenue au respect du secret bancaire et, de ce fait, n’a aucun commentaire à faire. Elle rappelle qu’elle est «une banque privée» dont les activités sont limitées à la «gestion d’actifs pour le compte de clients privés ou institutionnels» et qu’elle «respecte scrupuleusement ses obligations de diligence».  

STL a accusé réception de nos questions, mais n’a pas répondu.

Contrat négocié sous le manteau

Au début de 2017, plusieurs associations citoyennes congolaises, qui dénonçaient l’opacité régnant au sein de la CENI, avaient brièvement mentionné ce marché des kits VSAT, octroyé de gré à gré à STL en «violation flagrante de la loi sur la passation des Marchés publics en République Démocratique du Congo». Mais personne n’avait jamais eu le fin mot de l’histoire, ni sur les montants engagés ni sur la livraison effective du matériel.

Selon une facture établie par STL que nous avons pu nous procurer, les kits VSAT étaient proposés à la CENI à 4881 dollars l’unité, alors qu’il est possible de trouver ce matériel pour 1850 dollars, soit moins de la moitié du prix.   

En juillet 2017, Corneille Nangaa, en compagnie de son fidèle bras droit Norbert Basengezi, a réceptionné devant la presse 10 015 tonnes de matériel de télécommunication, soit 137 kits VSAT, selon un communiqué de presse de la CENI, qui n’indique pas s’il s’agissait du contrat signé avec STL.

Le reste des kits VSAT est-il arrivé? Interrogé par Public Eye, Norbert Basengiza est catégorique: «J’ai vu les VSAT installés au siège dans tous les secrétariats exécutifs provinciaux et dans toutes les antennes de la CENI». Pourquoi le contrat n’a jamais fait l’objet d’une mise au concours? L’ancien vice-président de la CENI le justifie par: «le mode d’urgence dans lequel on travaillait».

Le malaise de la transition

L’urgence est parfois mauvaise conseillère. Malgré les millions dépensés par la CENI, le processus électoral de 2018 a été entaché de nombreuses irrégularités. La mission d’audit de l’Organisation internationale de la francophonie révélait que plus d’un quart des électeurs et électrices s’étaient inscrit∙e∙s avec des cartes d’élève, d’étudiant ou de retraité. Des documents d’identité faciles à obtenir et considérées comme peu fiables. Une personne ayant voté sur six n’avait pas enregistré ses empreintes digitales, malgré les très couteuses mallettes de kits biométriques vendues par Gemalto.   

L’épilogue de cette longue période de « glissement » survient le jeudi 24 janvier 2019. Dans l’enceinte du palais présidentiel de Kinshasa, Félix Tshisekedi, tout juste élu, est pris d’un malaise, contraint d’arrêter son discours d’investiture pendant une quinzaine de minutes. « Un célèbre président de notre pays avait dit en son temps : “Comprenez mon émotion” » s’en justifiera-t-il, calant ses mots à ceux du maréchal Mobutu lors de l’annonce de la fin du parti unique en 1990.

L’heure est en effet à l’émotion. Alors que certains se félicitent de la première transmission d’écharpe présidentielle sans violence, les accusations pleuvent sur les élections.  En attendant que son successeur retrouve ses esprits, Joseph Kabila avait-il cela en tête ? Pensait-il à toutes ces complicités qui, au Congo ou en Suisse, ont contribué à retarder ses adieux de deux ans, et peut-être faire élire son successeur désigné ?

© Reuters/Baz Ratner