Congo Hold-up Les ambitions frustrées de Socar au Congo
Adrià Budry Carbó et Agathe Duparc, 19 novembre 2021
Un guichet unique pour faire des affaires douteuses en République Démocratique du Congo? Dans le petit monde des affaires, l’index se tendra probablement en direction de la succursale congolaise de BGFIBank ainsi que vers celui qui en fut son directeur pendant huit ans, Francis Selemani. Un facilitateur de première classe.
C’est probablement la raison qui a poussé un apporteur d’affaires de la maison de négoce de pétrole Socar Trading, basée à Genève, à tenter une opération acrobatique entre 2011 et 2012: s’associer au banquier, qui a aussi l’avantage d’être le frère d’adoption de l’ancien président congolais Joseph Kabila, ainsi qu’à un intermédiaire nigérian connu pour son carnet d’adresses fourni et son train de vie dispendieux.
Après s’être démultiplié au tournant du millénaire pour gagner des parts de marché européen et s’être implanté au Nigéria, la branche commerciale du groupe d’État azerbaïdjanais vise alors le marché congolais, un pays de quelque 100 millions d’habitant∙e∙s. La société étatique Cohydro (Congolaise des hydrocarbures), dont la mission en RDC est d’acheter et de commercialiser des produits pétroliers, a toutes les peines à se financer. C’est ainsi que les trois hommes ont l’idée de créer une structure privée locale qui achèterait du gasoil ou du fioul, pour revendre ensuite ces produits à Cohydro. Une sorte de Cohydro bis qui empocherait au passage une solide marge.
Public Eye a eu accès aux plans élaborés par le trio, un projet emblématique de la marche des affaires en RDC et du recours aux facilitateurs opérant dans des paradis fiscaux. Il était prévu que la structure active au Congo soit détenue par la société Alstair Investment, à l’île Maurice, dont les actionnaires étaient deux sociétés chypriotes: Icmofil Investments Ltd (40%) et Energite Ltd (60%). L’ayant droit économique de la première n’étant autre que Francis Selemani, et les propriétaires de la seconde, l’apporteur d’affaires de Socar Trading ainsi que l’intermédiaire surnommé «Jimmy».
Un autre vendeur de pétrole
C’est une fiduciaire genevoise, toujours en activité – qui s’est chargée d’élaborer ce montage qui prenait sa source à Maurice – l’un des paradis fiscaux les plus actifs – et devait entre autres camoufler l’existence des véritables bénéficiaires de l’opération. Selon les schémas que nous avons consultés, il était prévu que les deux sociétés chypriotes soient reliées à des comptes auprès de la banque privée Mirabaud.
Signe de l’efficacité des intermédiaire congolais : Cohydro, qui est l’un des gros clients de BGFIBank RDC, semble avoir mordu à l’hameçon. Dans une lettre datée du 9 février 2012, la Congolaise des hydrocarbures invite Socar Trading à une «visite de dialogue» à son siège social à Kinshasa. Dans sa réponse, un employé de Socar Trading propose de se rendre sur place la troisième semaine d’avril. Il faut dire que Socar Trading nourrissait de fortes ambitions sur l’Afrique après avoir recruté une partie du bureau africain de l’ancien trader genevois Addax Petroleum, passé en mains chinoises en 2009.
La rapacité de Selemani
Mais cette opération ne s’est, selon nos informations, jamais réalisée et les beaux montages offshore sont largement restés sur le papier. Une source explique: «tout cela était vraiment trop louche».
À commencer par le profil de «Jimmy». À Genève, dans la profession, cet apporteur d’affaires est surtout connu pour avoir ouvert les portes du marché nigérian à Socar Trading, permettant au trader azéri d’obtenir plusieurs appels d’offres de la société pétrolière d’État NNPC entre 2010 et 2015. Détenteur d’une triple nationalité espagnole, nigérienne et congolaise, il était alors employé par Socar Trading à Lagos et vivait dans un luxueux appartement de la capitale économique du Nigeria. «Socar dépensait beaucoup d’argent pour lui», soutient un connaisseur du dossier, qui évoque une personne efficace mais aussi un «enfant gâté avec des frais de représentation monstrueux» et qui demandait beaucoup de «high maintenance».
La société de négoce finit par se séparer de «Jimmy», mais ce sont avant tout les prétentions économiques et la démesure de Francis Selemani qui ont sonné le glas du projet. «Avant même qu’on ne trouve un nom à la société conjointe, Selemani a demandé 200 000 dollars pour des meubles et la création d’un bureau», raconte ce même interlocuteur. La société Alstair n’est, elle, dissoute qu’en 2013.
Interpellée par Public Eye, la société Socar Trading admet avoir «participé à une réunion générale de développement commercial en février 2012», mais assure que «cette discussion n'a débouché sur aucune activité concrète avec les entreprises citées, ni sur aucune activité en RDC, y compris la fourniture de produits pétroliers au pays.» Le négociant assure également ne pas collaborer avec BGFIBank RDC.
«Jimmy» semble en tout cas avoir été chouchouté jusqu’au bout par BGFIBank RDC. Dans une correspondance interne, datée du 7 mars 2016, que nous avons pu consulter, Francis Selemani charge directement l’une de ses employées de lui réserver une chambre «au tarif BGFI». Il est pour le moins inhabituel qu’un directeur de banque poursuive ses propres affaires privées avec un intermédiaire aussi douteux, tout en engageant les ressources de son établissement.