Congo Hold-up: 4e volet Les horloges fantômes «Made in Switzerland» de Kabila
Agathe Duparc, 1 décembre 2021
Une Kalachnikov brandie à bout de bras et une montre de luxe au poignet. Sur ce cliché pris en mars 2010 par le magazine Le Panafricain, André Grossmann affiche une mine réjouie. Ancien technicien suisse de l’aéronautique, reconverti dans l’horlogerie de luxe, il assiste au lancement du programme «Armes contre 50 dollars» à Kitshanga, au Nord-Kivu, une province de l’Est de la République démocratique du Congo, alors en proie à des affrontements entre milices armées et des massacres de populations civiles. Depuis quelques semaines, l’horloger s’est trouvé une autre vocation: celle de «coordinateur» en Suisse de l’ONG congolaise PAREC (Programme Œcuménique de Paix, Transformation, des Conflits et Réconciliation), qui justement pilote cette étrange opération.
Parrainée par le président de la RDC, Joseph Kabila, l’ONG organise régulièrement, depuis 2005, des collectes d’armes et de matériel militaire, en échange soit d’un gros billet de 50 dollars, soit d’une bicyclette ou d’un morceau de tôle. Son fondateur, le pasteur méthodiste Daniel Ngoy Mulunda, alors considéré comme le conseiller spirituel de Kabila, a toujours expliqué qu’il s’agissait de «pacifier» ce coin de pays. Mais dans les cercles de l’opposition congolaise, ces actions très médiatisées suscitent de nombreuses interrogations sur l’origine de l’argent servant au rachat des armes et quant à d’éventuels trafics qui pourraient en découler.
Quoi qu’il en soit, André Grossmann a, ce jour-là, d’autres perspectives en tête. Le Suisse est sur le point de décrocher un juteux contrat avec l’État congolais pour sa société de montres et joaillerie Horus, alors basée à Monaco. Un contrat extravagant puisqu’il s’agit de fournir et de poser cinq horloges monumentales ultra-modernes dans cinq chefs-lieux aux quatre coins de la RDC, à Lubumbashi, Kisangani, Goma, Bukavu et Mbuji-Mayi. Le président Joseph Kabila, grand amateur de montres de luxe, a lui-même adoubé ce projet «Made in Switzerland», qui doit être entièrement financé par le gouvernement congolais dans le cadre de la célébration du 50e anniversaire de l’indépendance du pays en juin 2010.
Les pièces, entre œuvres d’art et mobilier urbain, ont de quoi impressionner, sur le papier du moins. Elles mesurent six mètres de hauteur pour sept mètres de largeur, et doivent être fabriquées avec des matériaux et verres de la dernière génération et alimentées par une pile fonctionnant à l’énergie solaire.
Une plongée dans 3,5 millions de documents bancaires issus de la BGFIBank, obtenus par l’ONG PPLAAF et partagés avec Public; Eye, nous a permis de reconstituer l’histoire de cette toquade horlogère qui n’a jamais vu le jour, alors que l’État congolais, lui, s’est bien délesté jusqu’en; 2018, comme nous avons pu le documenter, de plusieurs millions de dollars, dont une partie est arrivée en Suisse à la Banque cantonale de Fribourg et auprès de la coopérative bancaire Raiffeisen.
Cette affaire rocambolesque raconte comment un petit joaillier-horloger, criblé de dettes en Suisse et à Monaco, mais fort de ses appuis dans l’entourage du président Kabila, a jeté son dévolu sur l’un des pays les plus pauvres et corrompus de la planète pour y mener des affaires peu transparentes, avec la complicité passive de la Suisse, de ses banques et de ses fiduciaires.
Une avance à un million de dollars
Nous avons retrouvé un contrat de plus de 4,5 millions de dollars, signé le 18 janvier 2011, par André Grossmann (pour le compte d’Horus Monaco) et le ministère congolais des Infrastructures Travaux Publics et Reconstruction, qui agissait à travers le Bureau d’Études d’aménagement et d’urbanisme (BEAU). Le document stipule que la «fourniture et pose de cinq pendules monumentales» doit se faire dans un délai d’exécution de vingt mois, et il prévoit, à la signature, le versement d’un acompte de 30% du montant total. L’affaire est rondement menée puisque, le 1er mars 2011, l’horloger suisse reçoit plus d’1,3 million de dollars sur un compte ouvert à son nom chez Rawbank, la première banque privée de RDC.
L’argent provient du Fonds National d’Entretien Routier (FONER), un organisme public congolais alors dirigé par un proche de Joseph Kabila. Difficile à priori de saisir la logique de cette transaction. Le paiement éveillera ainsi les soupçons au sein de la filiale parisienne de BGFI, la banque correspondante par laquelle BGFIBank RDC doit passer pour les paiements en devise internationale. «Compte tenu de l’identité du bénéficiaire du transfert et de la nature des produits qu’il commercialise, il y a un risque très important, si nous exécutions l’opération, que les fonds soient bloqués définitivement par un autre établissement», prévient par un courriel un responsable parisien du service compliance. Celui-ci s’inquiète d’un article de presse portant sur André Grossmann, le «jet setter» et son business horloger sur la côte d’Azur. A Kinshasa, les banquiers plaident la cause «du façonnier de montres» qui veut «embellir les routes» afin d’installer ses pendules monumentales. Le versement sera finalement forcé – le jargon pour désigner l’exécution d’un montant – via une autre banque correspondante.
Une météorite dans le ciel horloger
André Grossmann a toujours réussi à passer entre les gouttes. Ainsi, au moment où il signe à Kinshasa la première mouture du contrat (car il y en aura d’autres), il est au bord de la faillite. Le 28 janvier 2011, sa société Horus Monaco est déclarée en cessation de paiement par le Tribunal de Première Instance de Monaco. Renfloué par l’argent public congolais, l’horloger suisse décide alors de quitter le Rocher. À l’automne 2011, le voilà qui enregistre Horus Luxury (Switzerland) SA au registre du commerce suisse. Elle est domiciliée à Vessy, dans le canton de Genève. Cette entité va se substituer à Horus Monaco dans le contrat congolais et, un an plus tard, ouvrir plusieurs comptes en banque à la BGFIBank RDC.
Dans le petit milieu de l’horlogerie de luxe, André Grossmann, natif de Neuchâtel, a laissé un souvenir coloré. Une source le décrit comme «un garçon très sympathique, un flambeur, fascinant de culot qui faisait des mystères et changeait tout le temps de numéro de téléphone». L’homme a surgi dans le paysage en 2008 avec sa marque Horus, en pleine crise financière. Jet-setter, il navigue alors entre Monaco, Saint-Tropez, Montreux, et aussi Abu Dhabi. Il vend des bijoux et des montres hors de prix à des amateurs de pièces rares. «Cela coûtait une fortune de les fabriquer et Horus faisait parfois 25 à 30 exemplaires, ce qui n’avait aucun sens d’un point de vue économique», poursuit cet interlocuteur avant de lâcher: «la Suisse est pleine de gens bizarres qui tournent autour du secteur de l’horlogerie».
En 2012, le site Internet Business Montres & Joaillerie a fait la liste des «marques disparues (ou presque)». Horus en faisait partie. «En quelques mois de flamboyantes initiatives, le cash disponible était calciné, les fournisseurs inquiets, les collectionneurs floués et le créateur [Ndlr : André Grossmann] gommé des horizons européens», ironisait la revue en ligne.
Grossmann et ses amis Congolais
C’est qu’André Grossmann a alors déjà mis le cap sur la RDC, et s’est fait des amis dans les cercles kabilistes. L’ancien administrateur d’une de ses sociétés suisses confie l’avoir souvent entendu parler de ses contacts «autour de la présidence». Comme évoqué précédemment, il est dans les petits papiers de l’influent pasteur Daniel Ngoy Mulanda.
Ce prédicateur sillonne alors l’Est de la RDC pour expliquer qu’avec «l’aide de Dieu les criminels peuvent devenir de bons citoyens». Il n’hésite pas à poser devant des montagnes de vieux fusils et kalachnikov rouillés, récupérés en échange d’un billet. Sa carrière est en pleine ascension puisqu’il sera nommé, pour les élections de 2011, président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), accusée, entre autres, d’avoir organisé des fraudes électorales massives qui ont permis à son mentor, Joseph Kabila, d’être réélu. L’homme d’église dort aujourd’hui en prison, condamné en janvier 2021 pour «incitation à la haine tribale».
En octobre 2010, Daniel Ngoy Mulunda est de passage à Montreux, dans le sillage du président Joseph Kabila venu assister au XIIIème sommet de la Francophonie. Toujours très en verve, le prédicateur donne une conférence de presse dans un palace de la ville, sur sa «mission de pacification» dans l’Est du Congo. Une vidéo postée sur YouTube le montre accompagné des deux «coordinateurs» en Suisse de son ONG PAREC: André Grossmann et un Congolais, représentant du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPDR), le parti pro-Kabila.
André Grossmann explique avoir «raclé les fonds de tiroirs» pour soutenir l’«opération armes contre 50 dollars», se gardant bien d’évoquer les lucratifs contrats qu’il négocie en parallèle de ses engagements «humanitaires».
De gros cadeaux pour la francophonie
Car il n’y a pas que le contrat des pendules géantes. Il y aussi celui des montres bracelet. André Grossmann a réussi à s’imposer parmi les fournisseurs du Comité national d’organisation (CNO) du XIVème Sommet de la Francophonie, qui doit se tenir à Kinshasa en octobre 2012. La preuve de ses excellentes connexions auprès de l’élite congolaise. Le CNO a reçu des dizaines de millions de fonds publics congolais via un prêt de BGFIBank RDC et dépense sans compter, pour l’achat de voitures, meubles, vêtements, équipements et cadeaux à distribuer aux participant∙e∙s.
Mediapart, l’un de nos partenaires dans la vaste enquête Congo Hold-Up, a calculé qu’au total 90 millions de dollars ont été dépensés pour deux jours de Sommet, alors que le budget communiqué à la presse à l’époque était de 20 millions de dollars. Une folie dépensière dans un pays où le revenu national brut (RNB) par habitant∙e est alors de 32 dollars par mois. Mais pas perdue pour tout le monde.
Les documents bancaires auxquels nous avons eu accès indiquent qu’entre septembre et octobre 2012, le Comité national d’organisation a acheté 300 montres de luxe à l’horloger suisse pour un total dépassant le million de dollars. Cet argent est arrivé à la Banque cantonale de Fribourg, succursale de Châtel-St-Denis, en trois paiements. Les montres étaient destinées à être offertes, pour un coût allant de 2000 à 5000 dollars la pièce. Un ancien administrateur suisse d’Horus Luxury assure qu’elles ont bien été livrées en RDC.
«Je confirme ces achats», indique le commissaire général du comité d’organisation Isidore Ndaywel, interrogé par Mediapart. «Ils n’ont aucun lien avec la Francophonie. Le Chef de l’État congolais avait décidé d’offrir à ses hôtes des montres de luxe». On trouve d’ailleurs trace de ce cadeau dans une liste de présents reçus par le premier ministre canadien, Stephen Harper. Détail cocasse: ces montres de luxe ont été indirectement payées par l’aide publique au développement française. L’État français a en effet contribué à hauteur de 1,6 millions d’euros à l’organisation du XIVème Sommet de la Francophonie.
Le 10 janvier 2013, le CNO fait un ultime paiement de 200 000 dollars qui, cette fois-ci, arrive à la BGFIBank RDC, où Grossmann détient un compte, ouvert en octobre 2012, au nom de Horus RDC SPRL, une entité qui n’est alors pas enregistrée au registre du commerce congolais. La quasi-totalité de cette somme a été retirée en cash – 120 000 dollars le jour même; 77 000 dollars le lendemain –, sans que l’on puisse savoir à qui étaient destinés ces fonds. Si en RDC, la plupart des paiements se font en liquide, la loi interdit en principe tout retrait en cash supérieur à 10 000 dollars sans justificatif. Une règle sur laquelle BGFIBank s’est largement assise. Horus n’avait en tout cas pas besoin de payer des fournisseurs sur place pour fabriquer ses montres suisses.
Le compte d’Horus RDC a apparemment été ouvert dans le seul but de recevoir les 200 000 dollars du Comité national d’organisation du XIVème Sommet de la Francophonie, immédiatement ressortis en espèces. Il restera inactif, avec pour seuls mouvements le paiement des frais bancaires (agio)... jusqu’en 2018, l’année où sera ranimé l’autre projet, celui des horloges géantes.
Mais en attendant, le chantier mégalo en préparation n’a retenu l’attention de personne. Personne n’en parle, ni dans les médias congolais, ni ailleurs.
Le serpent de mer des horloges géantes
Fin avril 2011, un anonyme avait annoncé, sur un forum de discussion, que le président Kabila voulait faire ériger à Goma (Nord-Kivu) «un monument géant arborant l’une des plus grandes horloges du monde». Il disait aussi qu’une délégation s’était rendue sur place pour mener «des études de faisabilité» et présenter une maquette. C’est au beau milieu d’un grand carrefour – appelé Rond-point BDGL – que devait pousser «cet ouvrage dont la finalité est de donner un éclat particulier à la ville touristique de Goma». Cette annonce n’a pas été suivie d’effets.
Consultés par Public Eye, deux journalistes habitant cette grande ville de l’Est de la RDC répondent n’en avoir jamais entendu parler. A ce jour, le rond-point est toujours aussi verdoyant. Il y a un peu plus d’un an, une radio locale annonçait que les jardiniers chargés d’entretenir les lieux réclamaient leurs salaires impayés depuis deux mois. A croire que seuls les banquiers de BGFIBank RDC ont été tenus au courant des évolutions capricieuses du projet.
Après avoir touché une avance de 1,3 million de dollars en mars 2011, André Grossmann semble traverser une période de vaches maigres. Son compte à la BGFIBank RDC vivote, comme le montre les données de Congo Hold-Up. Fin 2015, il accuse un découvert de 12 245,73 dollars, Horus RDC apparaissant alors dans la liste des créances compromises de la banque.
Lors d’une rencontre avec ses banquiers congolais, en février 2016, le Suisse invoque de «grands retards dans l’exécution des paiements des horloges monumentales et ultra modernes». Il produit un courrier du ministre des Infrastructures et Travaux Publics, daté du 22 septembre 2015, confirmant trois versements à venir: «Soit un total de USD 2 389 447 attendus sur le compte du client en nos livres», écrivent ses interlocuteurs, qui font apparemment preuve d’une grande tolérance. Le compte de Grossmann est alors sous la responsabilité du gestionnaire d’actifs Moreau Khagoma, un proche de Francis Selemani, le directeur général de BGFIBank RDC, qui veille sur les comptes du clan Kabila (lire le premier épisode de notre dossier Congo Hold-up).
La Banque centrale du Congo à la rescousse
Les millions promis n’arriveront pas, et il faudra encore trois ans pour que la situation se débloque. Le 7 mars 2018, le ministre des Finances de l’époque, Henri Yav Mulang, adresse à son homologue du ministère du Budget une «demande de liquidation par procédure exceptionnelle de 958 100 USD», «pour paiement du solde des travaux relatifs au projet de la fourniture et pose de 5 horloges en province». Un document dont nous avons eu copie.
C’est la Banque centrale du Congo (BCC) qui vient au secours de l’horloger suisse.
Entre le 5 avril et le 5 novembre 2018, Horus RDC reçoit sur son compte auprès de BGFIBank RDC quatre versements en dollars pour un total de 928 085 dollars.
Pour toucher ces fonds étatiques, André Grossmann a été obligé de créer en précipitation une structure congolaise : Horus RDC SARL. Le gouvernement congolais avait en effet fait valoir que Horus Luxury Switzerland n’avait pas les statuts «permettant la réalisation de telles œuvres [N.D.L.R., les pendules géantes] et elle n’est pas sur place pour encaisser les montants du gouvernement et répondre aux différentes tâches administratives».
Inscrite au registre du commerce congolais le 6 avril 2018, cette entité compte alors deux associés: l’horloger suisse lui-même et une Congolaise, Lydia Zaina Mwange, qui a le titre de directrice.
Après cette arrivée de fonds publics, le compte d’Horus RDC chez BGFIBank s’anime: le lendemain du premier versement de la Banque centrale du Congo, André Grossmann retire 122 000 dollars en liquide. Puis 100 000 euros un mois plus tard. Avait-il des fournisseurs à payer en RDC? Le bureau d’Etudes et d’Aménagement et d’Urbanisme (BEAU) qui était le maître d’ouvrage délégué reçoit, lui, 46 000 dollars.
Opération rapatriement des fonds en Suisse
Une partie de l’argent versé par la Banque centrale du Congo sur le compte d’Horus RDC prendra aussi le chemin de la Suisse. André Grossmann a sorti de sa poche une nouvelle société AWG HI-TECH CONCEPTS SA, que les banquiers de BGFIBank décrivent dans leurs correspondances comme étant «le plus grand fournisseur» de l’horloger.
Or il s’agit d’une structure qu’il a lui-même enregistrée fin 2014 à son domicile de Château-d’Oex, un paisible bourg des Préalpes vaudoises. Le capital de AWG HI-TECH CONCEPTS SA est alors détenu par des actions aux porteurs, qui permettent à leurs détenteurs de rester anonymes pour leur banque et vis-à-vis des autorités. Largement utilisées par les criminel∙l∙es en col blanc, ce régime a été aboli en Suisse en mai 2021.
Entre le 7 mai et le 6 novembre 2018, cette société, qui quinze mois plus tôt avait échappé de justesse à la faillite, a reçu à la banque Raiffeisen de Château-d’Œx 400 000 dollars et 95 783 89 euros. Motifs des paiements: «autre fournitures horlogeries», «ACHAT MATERIEL ET AUTRES HORLOGIES» et «FRAIS ENGINEERING».
Les 400 000 dollars sont destinés à la «réalisation, l’acheminement et la pose en RDC des deux premières œuvres» avec 250 000 dollars d’achat de matériel, 40 000 dollars de main d’œuvre, 30 000 dollars de frais d’engineering, et 80 000 dollars pour la logistique Suisse-RDC dans les différentes provinces. Les prix ont fondu puisque le contrat initial prévoyait un coût de 900 000 euros pour une seule pendule. La facture produite par AWG HI-TECH CONCEPTS SA à l’attention de Horus RDC – une facture que Grossmann s’adresse donc à lui-même – mentionne un acompte de 100 000 dollars.
Mails cryptés
Mais l’argent tarde à arriver. C’est l’occasion pour l’horloger d’un échange avec sa banquière vaudoise de la Raiffeisen, qui demande des documents complémentaires, dont le vieux contrat signé en 2011, et indique à son client comment communiquer en message crypté.
André Grossmann se verse aussi 45 000 dollars de royalties, à la Banque cantonale de Fribourg, sur le compte d’Horus Luxury (Switzerland SA). Un pansement sur une jambe de bois car la société est à bout de souffle. Quinze jours auparavant, le Tribunal de première instance de Genève a ordonné sa liquidation. Elle est rayée du registre du commerce en mars 2019.
Ce regain de liquidités a-t-il permis à l’homme d’affaires de mettre enfin son projet sur les rails?
En octobre 2018, une radio locale jurassienne diffuse un bien curieux sujet louant les prouesses d’une «toute jeune marque suisse, Amani, paix en langue swahili», chargée de réaliser cinq horloges high Tech destinées à la RDC. La radio annonce alors livraison imminente en RDC d’une des horloges, soit sept ans après le lancement du projet. La journaliste précise encore que sa conception et sa construction ont été confiées à la Haute École d’ingénierie et d’Architecture de Fribourg et que «60 personnes» ont travaillé sur le projet.
Les horloges vivent leur propre vie
Amani Time Switzerland SA n’est autre que la dernière société enregistrée par André Grossmann – une de plus – en avril 2019. Cette fois-ci, il l’a fait en domiciliant sa société chez une fiduciaire de Lutry, un village viticole au bord du lac Léman.
Sollicité le porte-parole de la Haute École d’ingénierie et d’Architecture de Fribourg se montre peu dissert, répondant que «ce vieux projet n’avait jamais vu le jour» et qu’il ne souhaitait pas s’exprimer davantage sur ce sujet.
Cette histoire pourrait-elle être celle d’un petit horloger suisse qui n’a jamais pu concrétiser le marché de ses rêves, confronté à la gabegie financière et aux pratiques prédatrices à l’œuvre en RDC? Difficile d’opter pour une telle hypothèse au vu des documents que nous avons pu consulter, mais nous aurions souhaité avoir la version du principal intéressé. André Grossman n’a pas répondu à nos questions envoyées par courriel à plusieurs reprises. Nous l’avons relancé via sa fiduciaire de Lutry. Sans succès.
Aucune de ses banques en Suisse n’a souhaité commenter. «Les informations relatives à toute relation d’affaires sont soumises au secret bancaire», répond la banque Raiffeisen. La Banque cantonale de Fribourg renvoie à son «obligation de discrétion (Art 47 de la loi fédérale sur les banques) qui ne nous permet par de donner suite à votre sollicitation».
La Banque Centrale du Congo, le ministère congolais des infrastructures et celui des Finances gardent le silence, tout comme l’ancien ministre Henri Yav Mulang.
Les horloges géantes semblent en tout cas décidées à continuer à vivre leur propre vie. Le site web d’Amani Time les présente encore comme «un pont entre la Suisse et la République Démocratique du Congo» ainsi qu’«un formidable symbole de modernité et de paix dans l’Est de la RDC qui, il y a seulement quelques décennies, a connu le plus grand génocide de l’après seconde guerre mondiale». Le narratif insiste aussi sur l’impulsion du projet donnée par «Son Excellence, Joseph Kabila».
«Passionné par la fabrication de montres suisses, [Joseph Kabila] voulait utiliser le symbole du temps pour adresser un message d’espoir en pleine période de reconstruction du pays».
En guise de message d’espoir, les Congolaises et les Congolais, victimes au quotidien de la dilapidation ou du vol de fonds publics, pourraient rêver mieux. Leurs horloges géantes «Made in Switzerland» ne donnent même pas l’heure une fois par jour.