Fribourg offshore: l’offshore des campagnes
Robin Moret et Adrià Budry Carbó, 5 octobre 2021
«Sociétés boîtes aux lettres: Fribourg se voile la face», titrait en 1988 la correspondante pour l’agence de presse ATS. Sous la plume alerte, le lecteur suivait un bref historique des grandes dates qui ont amené le canton à exonérer d’impôt les holdings, les sociétés de domicile et les succursales d’entreprises internationales; ainsi qu’un louable exercice de transparence et de justification des autorités locales.
À l’époque, le Service cantonal des contributions évaluait le nombre de sociétés boîtes aux lettres entre 1500 et 1600, sans pour autant être en mesure de quantifier leur «rendement» fiscal. Ni même les emplois créés. Déjà, le directeur cantonal des finances invoquait le manque d’harmonisation fiscale et le risque de délocalisations pour prôner l’immobilité:
«Fribourg ne peut pas se faire harakiri tout seul, rester sage tout seul».
Sociétés dormantes
Sous la pression de l’OCDE, la Suisse a finalement aboli, au 1er janvier 2020, le statut de «société de domicile». Mais les sociétés sans substance et les holdings subsistent encore dans les dernières villas donnant sur le boulevard de Pérolles ou dans les allées de boîtes aux lettres. Ici chez des avocat·e·s ou des notaires, là dans des cabinets fiduciaires ayant pignon sur rue.
C’est par exemple au 18 rue Saint-Pierre que la société Vicpart Holding avait décidé de s’établir en 1999, domiciliée chez une fiduciaire qui lui servait également d’organe de révision. Nulle trace de bureau ou d’employé·e·s, la société ne s’était même pas donné la peine de poser une plaque à son nom dans une allée déjà bien fournie. Vicpart Holding ne semblait exister qu’au travers du registre du commerce local, mais elle est pourtant devenue propriétaire, en octobre 2009, de 96,82% des parts de la banque bélarusse JSC Credexbank. Soit après dix ans de léthargie.
La justice étatsunienne soupçonne alors la société fribourgeoise de blanchir de l’argent russe pour le compte de Credex. Celle-ci a transféré, début 2010, 1 milliard de dollars US à des sociétés domiciliées dans plusieurs pays, alors que son capital-actions s’élevait à quelque 10 millions de dollars à l’époque, selon un rapport du FinCen, le bureau fédéral de lutte contre les crimes économiques. La société change plusieurs fois d’organe de révision, et la presse s’empare du sujet. Dans le sillage de cette affaire, la holding est placée en liquidation et finalement radiée en mars 2014. Quant à la fiduciaire chez qui Vicpart Holding avait élu domicile, elle a changé plusieurs fois de raison sociale et d’adresse, mais est aujourd’hui encore de service à Fribourg.
Offshore jusqu’à Marly
Fribourg a également droit à son chapitre dans les Panama Papers. Les métadonnées rendues publiques par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) faisaient état d’une fiduciaire citée 176 fois, en lien avec des structures offshore établies dans des paradis fiscaux caribéens ou de l’océan Indien. Comme le montre une étude participative réalisée en juin dernier avec le soutien de bénévoles de Public Eye, la plupart des 1277 intermédiaires helvétiques sont, cinq ans après le scandale des Panama Papers, encore actifs dans l’ingénierie d’entreprises. Chez les fiduciaires, le taux de «survie» s’élève à 73%; chez les avocat·e·s, il grimpe à 78 %. Rien ne semble arrêter la frénésie domiciliaire ni conduire un quelconque intermédiaire en prison.
Il arrive même parfois aux holdings de marcher de leurs propres jambes. Après s’être installée à Zoug, SBM Offshore, qui fuit la fiscalité agressive alors en cours aux Pays-Bas, finit par poser ses valises en 1969 à... Marly, à près de quatre kilomètres de Fribourg.
Le groupe néerlandais, spécialisé dans les infrastructures d’extraction gazière et pétrolière, a certes fini par se doter d’un véritable département financier, employant jusqu’à 50 personnes. Mais il fait aussi étalage d’une structure organisationnelle particulièrement complexe : jusqu’à 24 sociétés différentes sont domiciliées au 5 avenue de Fribourg, et sa holding SBM Offshore Holding SA n’a que trois ans. C’est aussi depuis Marly que SBM Offshore faisait transiter, entre 2007 et 2011, une partie des commissions occultes versées à des fonctionnaires en vue d’obtenir des contrats favorables au Brésil, en Angola, en Guinée équatoriale, au Kazakhstan et en Irak. Le groupe a été condamné à, respectivement, 192 millions d’euros et 238 millions de dollars d’amende par les justices néerlandaise (2014) et étasunienne (2017), et à verser 148 millions de dollars de dédommagement à la compagnie brésilienne Petrobras (2018). Le directeur de la succursale suisse a aussi été condamné, pour avoir directement bénéficié de la corruption, à une peine privative de liberté avec sursis de 24 mois ainsi quassortie d’une créance compensatrice de 480 200 francs (2020). Marly se serait sans doute bien passé de cette mauvaise publicité.
Multinationale du legging et de l’optimisation
Toutes les holdings et autres sociétés sans substance ne commettent pas des actes illégaux. L’optimisation fiscale est un autre avantage à la création de ces entités juridiques. Ainsi, la holding d’Inditex – groupe propriétaire des chaînes vestimentaires Zara, Massimo Dutti ou Bershka – a élu domicile au 6 rue Louis-d’Affry, à deux pas de la gare de Fribourg. L’entreprise est certes davantage qu’une boîte aux lettres, mais Inditex y avait créé trois entités enchevêtrées: ITX Trading SA, ITX Holding SA – radiée en janvier 2020 avec la fin des statuts spéciaux – et ITX Merken BV (succursale de Fribourg).
C’est sous cette dernière raison sociale qu’était «rapatriée» comptablement, en tout cas jusqu’à récemment, une part conséquente des bénéfices réalisés sous des juridictions moins clémentes. L’agence économique Bloomberg estimait qu’Inditex avait, entre 2009 et 2012, économisé quelque 325 millions de francs d’impôts.
À titre de comparaison, le directeur des Finances fribourgeoises évaluait, en 2008, le rendement fiscal de l’ensemble des holdings installées dans le canton à 2 ou 3 millions (3,5 millions en 2018). Un petit bénéfice public au regard des économies réalisées par les grandes entreprises. C’est ce type de pratiques que vise à abolir la réforme fiscale internationale, afin d’harmoniser l’imposition des multinationales.
Selon les estimations de Public Eye (lire la méthodologique ci-dessous), Fribourg compte toujours 3064 sociétés sans substance. Face aux grands centres offshore que sont Zoug et Genève, pas de quoi encourager le canton agricole à vouloir, selon les mots de son directeur des Finances, «rester sage tout seul».
Plus d'informations
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Trois méthodes pour un sujet sensible en Suisse
Il faut le dire tout de suite : nos données restent une capture d’écran du tissu entrepreneurial à un moment T. Elles attestent de la structure économique d'un canton donné au moment où nous avons extrait les données du site Zefix.ch. Cette plongée dans l’index central de toutes les raisons sociales de la Confédération nous a permis d’obtenir une première cartographie avec les adresses comptant le plus de sociétés et celles contenant le plus de raisons sociales en c/o.
Nous avons ainsi recensé des dizaines de milliers de sociétés – dont il faut retrancher les entreprises en liquidation. Les grands centres commerciaux comptent logiquement plus d’une centaine d’entreprises, De même que les hôpitaux et cliniques où les praticiens enregistrent leur centre d’activités. Le développement des espaces de coworking pousse aussi au regroupement de certaines sociétés à une seule et même adresse. Nous les avons donc retirés de l’analyse.
Les différents registres du commerce nous ont également permis, à travers une technique d’extraction des données numériques (scraping), d’établir un classement des individus et cabinets administrant le plus de sociétés par canton.
Il a ensuite fallu se pencher sur la substance de ces entreprises : leur nombre d’employé·e·s en équivalent temps plein (ETP). Des données anonymisées (sans les raisons sociales) sont disponibles publiquement sur le site de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Elles référencent les entreprises –et le nombre d’employé·e·s – par leurs coordonnées géographiques. Mais les résultats inférieurs à quatre employé·e·s ne sont pas détaillés et l’administration a encore pris soin de remplacer systématiquement les deux derniers chiffres des données de géolocalisation pour compliquer l’identification des sociétés. Le nombre d’employé·e·s semble être considéré comme une donnée hautement sensible en Suisse.
Pour obtenir les données non tronquées pour l’année 2018 (dernière statistique disponible au moment de l’enquête), il a donc fallu signer un contrat de protection des données qui limite notre capacité à diffuser des résultats trop précis, soit entreprise par entreprise, ou à révéler l’identité des sociétés comptant moins de quatre employés. C’est donc via cette troisième base de données que nous avons pu calculer un ratio moyen d’équivalents temps plein par adresse. Nous les avons utilisées pour géolocaliser les adresses à travers l’interface API de géolocalisation de Google Geocoding. Le fichier d’adresses a été complété de recherches sur Google Maps, et par des visites dans les différentes allées et étages des bâtiments ainsi que via l’annuaire search.ch, l’absence de numéro de téléphone pouvant trahir le défaut de substance d’une entreprise.
Questionné sur les raisons de la confidentialité qui entoure ces statistiques, l’OFS se borne à rappeler qu’il «applique la législation en vigueur concernant la protection des données», et de renvoyer vers une page web.