Zoug: un Eldorado offshore pour les sociétés de domicile
Romeo Regenass et Adrià Budry Carbó, 5 octobre 2021
Nous sommes au numéro 30 de la Poststrasse, dans la ville de Zoug, à quelques pas de la gare. À première vue, il s’agit d’un immeuble de bureaux comme les autres. La grande plaquette à l’entrée annonce vingt noms d’entreprises, réparties sur cinq étages. L’interphone ne semble toutefois pas être utilisé très souvent : seuls six noms d’entreprises garnissent les boutons des sonnettes, sur des étiquettes qui ne sont visiblement pas faites pour durer. Par exemple le mystérieux «Bureau 1er étage Est» ou le nom de l’agence générale d’une compagnie d’assurance. Dix sonnettes ne sont pas attribuées. C’est une évidence: la plupart des sociétés basées ici ne s’attendent pas à recevoir de visiteurs.
Cela n’a rien d’étonnant: cet immeuble de bureaux est une adresse de choix pour les sociétés de domicile. Rien de surprenant non plus à ce que seules 23 des 82 entreprises officiellement enregistrées à la Poststrasse 30, selon le bureau fédéral de la statistique, figurent dans l’annuaire des entreprises search.ch. Ces sociétés boîtes aux lettres sont toutefois facilement joignables auprès d’un bureau fiduciaire ou un cabinet d’avocat·e·s chargé de procéder à leur domiciliation et de répondre au téléphone en leur nom… un modèle commercial qui bénéficie d’une grande popularité à Zoug.
Une représentation pour 95 francs par mois
Domicilier une société-écran à Zoug ne coûte pas cher : pour 95 francs par mois, des prestataires comme Domizilagentur GmbH proposent une «adresse de domiciliation en c/o», avec «représentation commerciale» et «réception du courrier et des paquets» au numéro 43 de la Baarerstrasse, au centre-ville. Pour 45 CHF supplémentaires, le courrier peut être transmis une fois par semaine.
Pour une adresse commerciale qui ne se termine pas par «c/o Domizilagentur GmbH», le coût mensuel est de 195 CHF/mois. L’agence s’engage alors à laisser la société boîtes aux lettres utiliser ses locaux. Une simple salle de réunion peut faire l’affaire – compte tenu du prix du mètre carré à Zoug, difficile de faire mieux pour 100 CHF par mois… et cela suffit à satisfaire les exigences du très laxiste registre du commerce zougois.
Domizilagentur GmbH propose d’autres types de services : début septembre, elle recherchait via le portail kosovajob.com un «responsable administratif de langue allemande». Sa tâche: gérer et contrôler des fichiers Excel. Mais pour occuper ce poste «dans un bureau du centre-ville de Pristina», une excellente connaissance de l’allemand est requise ainsi qu’un diplôme universitaire. Les candidatures sont à envoyer à l’adresse courriel de l’agence en Suisse.
Il existe plusieurs prestataires de services de ce type dans le canton de Zoug; l'un d’eux gère le site internet briefkasten-zug.ch et propose un «bureau virtuel»; un autre explique, sur swiss-company-formation.ch, pourquoi Zoug est si attrayant. Tout en haut de la liste: des impôts très bas.
Une société boîte aux lettres domiciliée à Zoug, canton connu pour sa fiscalité clémente, permet d’économiser beaucoup d’argent. Une société immobilière et d’architecture a toutefois appris à ses dépens que le calcul n’est pas toujours gagnant. En 2017, le tribunal administratif de Zurich a ordonné le déplacement de son siège social de Zoug à Winterthur. Le motif : son siège zougois était à l’évidence une domiciliation factice. La minuscule entreprise en question, enregistrée à Zoug en 2008 et avec au maximum trois employé·e·s, a fait appel auprès du Tribunal fédéral. Un an plus tard, celui-ci a confirmé la décision de justice et son argumentaire. La société indiquait comme siège principal une adresse en c/o à Zoug, qui ne lui coûtait que 100 CHF par mois. À Winterthur, les frais de bureau s’élevaient à 24 000 CHF par an. Le site de Winterthur a donc été imposé par la justice comme le siège fiscal de l’entreprise, rétroactivement dès 2013. Une bonne affaire pour l’administration fiscale du canton de Zurich et la ville de Winterthur.
Mais les sociétés de domicile zougoises font rarement parler d’elles au niveau local. La plupart du temps, elles trempent plutôt dans de sombres affaires internationales. «Luanda Leaks», «Panama Papers», «Paradise Papers», jusqu’aux récentes révélations des «Pandora Papers»: Zoug est toujours de la partie lorsque le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) fait de fracassantes révélations.
En 2016, les sociétés de domicile enregistrées à Zoug – et ailleurs en Suisse – ont fait les gros titres à l’occasion de la publication des «Panama Papers». Des documents du cabinet d’avocats Mossack Fonseca avaient été rendus publics grâce à une fuite massive de données.
Les «Panama Papers»: un scandale sans grandes conséquences
Comme révélé il y a cinq ans, 1277 intermédiaires helvétiques avaient créé plus de 38 000 sociétés de domicile dans des juridictions caribéennes, grâce aux conseils avisés de la succursale genevoise de Mossack Fonseca. Une recherche participative, menée en juin 2021 avec des bénévoles de Public Eye, le démontre: deux tiers des 211 administrateurs et administratrices particuliers se sont envolés dans la nature, mais au moins 120 des 153 cabinets d’avocat·e·s épinglés dans les «Panama Papers» (78%) sont encore ouverts. Et parmi les 821 autres sociétés suisses spécialisées dans l’ingénierie d’entreprise (fiduciaires et autres gérants d’actifs), les trois quarts sont aussi toujours en activité (73%). Le solde des intermédiaires étant composé de sociétés non-identifiées.
Et comme le révèlent aujourd’hui les «Pandora Papers», une nouvelle fuite de données massive issue de 14 cabinets fiduciaires internationaux – également rendue publique par l’ICIJ –, les intermédiaires suisses jouent toujours un rôle central dans la création de sociétés-écrans destinées à masquer l’origine des fonds et leur véritable propriétaire. Sur les quelque 20 000 sociétés offshore du cabinet panaméen Alcogal, plus d’un tiers sont liées à des avocat·e·s, fiduciaires ou conseillers basés en Suisse. Leur clientèle? Des monarques, des despotes de pays autoritaires ou des criminel·le·s.
Une faillite à plusieurs milliards pour une société boîte aux lettres de Zoug
Certains cas particuliers attirent toutefois régulièrement l’attention. Le Financial Times a par exemple révélé en août que le fonds d’investissement new-yorkais Lion Point Capital avait porté plainte contre EY Suisse, anciennement Ernst & Young, pour réclamer des dommages et intérêts s’élevant à un milliard de dollars. EY auditait les comptes de la société de domicile zougoise Zeromax depuis sa création en 2005. Pour les rapports annuels de 2008 et 2009, EY n’avait pourtant fourni aucune évaluation de ses chiffres. En 2010, la société, dont le capital minimum s’élevait à 20 000 CHF, a fait faillite, laissant derrière elle une dette colossale (5,6 milliards de CHF). Aujourd’hui 2,5 milliards restent toujours introuvables. Seule la faillite de Swissair concurrence ces montants.
En 2019, Lion Point Capital avait racheté une partie des dettes issues de la faillite massive de Zeromax, ce qui explique sa plainte. Zeromax, au cœur d’un réseau complexe de sociétés de domicile, opérait principalement en Ouzbékistan, un pays d’Asie centrale. Active dans le négoce de matières premières, principalement du pétrole et du gaz naturel, elle était alors le premier employeur du pays.
Selon le Financial Times, durant les quatre années précédant sa faillite, Zeromax a dépensé plusieurs dizaines de millions pour acheter des bijoux de luxe à la fille du président ouzbèque, Gulnara Karimova, connue pour son train de vie extravagant. Des faits confirmés par les saisies effectuées par les autorités suisses en 2016 au sein de la banque privée genevoise Lombard Odier. Des bijoux payés par Zeromax ont en effet été trouvés dans des coffres-forts loués par Karimova. Selon les conclusions des autorités judiciaires, Zeromax aurait également versé, entre 2004 et 2007, au moins 288 millions de dollars US à des sociétés offshore contrôlées par Karimova ou son entourage. Pour les autorités judiciaires, ces sociétés servaient de véhicule pour blanchir des fonds provenant de la corruption.
Près de 33 000 sociétés de domicile en Suisse
Ce type de sociétés boîte aux lettres n’existe pas qu’à Zoug. Pour lever le voile sur ces entités juridiques opaques, Public Eye a réalisé une analyse minutieuse des données relatives aux principaux sites de domiciliation en Suisse. De Genève à Lugano en passant par Zoug et Fribourg, nous avons identifié près de 33 000 sociétés qui sont des coquilles vides. Conséquence directe sur le paysage entrepreneurial : des lignées d’immeubles boîtes aux lettres qui peinent à revendiquer un seul employé et des sociétés-écrans qui fleurissent et meurent au gré des turbulences politico-judiciaires.
Quelles sont les caractéristiques principales des sociétés que nous avons voulu identifier?
- Absence d’activité opérationnelle ou commerciale;
- Absence de personnel (hormis la direction et les administrateurs ou administratrices);
- Domiciliation chez une fiduciaire, cabinet d’avocat·e·s ou notaire;
- Une structure complexe (par exemple avec plusieurs couches organisationnelles superposées avant d’arriver à une personne physique);
- Le fait qu’elles partagent une même directrice ou un administrateur avec un grand nombre d’autres sociétés;
- Une consommation anormalement basse de chauffage, d’électricité et de données internet (ces dernières informations ne sont pas accessibles au public).
L’enquête de Public Eye a permis de déterminer que Zoug compte environ 6300 sociétés sans substance enregistrées dans des bâtiments où des cabinets d’avocat·e·s et des fiduciaires administrent les affaires courantes. Et comme la Suisse refuse toujours d’établir un registre public des bénéficiaires ultimes des entreprises, qui permettrait d’identifier les personnes physiques derrière les sociétés de domicile, la fameuse discrétion helvétique est garantie.
L’empreinte de Loukachenko à Zoug
Les personnes politiquement exposées (PPE), soumises à des exigences plus strictes que les citoyennes et citoyens lambdas en matière de blanchiment d’argent, utilisent aussi volontiers ce type de structures, y compris domiciliées en Suisse. À l’image de cette société boîte aux lettres zougoise, Dana Astra, liée au président biélorusse Alexandre Loukachenko, comme l’a récemment révélé le Tages-Anzeiger. L’entreprise de construction et d’immobilier– dont le siège social est à Minsk – serait, selon les autorités étatsuniennes, l’un des « portefeuilles » du dictateur. Comme d’autres, cette entreprise finance Loukachenko et son régime en échange d’un traitement de faveur dans l’obtention de marchés publics et d’autres allégements, notamment des cadeaux fiscaux. C’est pourquoi elle figure sur les listes noires des États-Unis et de l’Union européenne depuis 2020 – ainsi que sur celle du Secrétariat d’État à l’économie (Seco).
Cela n’a pas empêché Dana Holdings GmbH, basée à Zoug et en liquidation, de permettre à Dana Astra, en Biélorussie, de se présenter sur la plateforme financière Cbonds et ailleurs comme faisant partie d’une société suisse spécialisée dans les investissements immobiliers et la construction de bâtiments commerciaux et industriels. Dana Holdings n’avait en fait qu’une adresse en c/o auprès de la succursale zougoise d’un grand cabinet genevois d’avocat·e·s d’affaires… et n’était qu’une coquille vide. Il n’est pas inimaginable que cette société boîte aux lettres était également utilisée pour des raisons fiscales.
L'industrie fiduciaire et financière ne se contente pas de déployer son ingénierie offshore «Made in Switzerland» dans des juridictions exotiques. Contrairement à certaines idées reçues, le terme anglosaxon «offshore» ne renvoie pas qu’à des juridictions «au large» ou des paradis fiscaux comme les Îles Vierges britanniques, mais plutôt à la notion d’extraterritorialité, soit une activité située à l’étranger par rapport à un acteur donné. Et ce pays étranger est bien souvent la Suisse.
La Suisse, un site offshore très prisé
En d’autres termes, comme le résume un cabinet d’avocat·e·s zurichois sur son site internet: «Des montants sont déposés sur un compte offshore situé dans un pays étranger, où l’investisseur ne réside pas, où il n’est soumis à aucun impôt et où les autorités de son pays d’origine n’ont aucune compétence.» Fin 2020, les banques suisses elles-mêmes déclaraient gérer un quart des actifs transfrontaliers mondiaux; un chiffre qui a même augmenté de 6,9% au premier semestre de cette année. La Suisse est donc la première place financière offshore au monde – ou, selon les termes choisis de l’Union des banquiers, elle est «numéro un du Private Banking international». En Suisse, on n’ouvre pas seulement des comptes offshore. Des sociétés offshore y sont aussi créées et domiciliées.
Plus de 200 sociétés dans un bâtiment
Outre la Poststrasse 30 mentionnée précédemment, le canton de Zoug compte une bonne douzaine de bâtiments dans lesquels au moins 70 sociétés sans substance ont enregistré leur siège social. L’expression «société boîte aux lettres» prête d’ailleurs un peu à confusion: ces entreprises n’ont pas leur propre boîte aux lettres, mais en partagent une avec 70 autres constructions juridiques du même type. Les noms des sociétés sont parfois écrits en si petits caractères que le facteur doit avoir des yeux de lynx pour réussir à glisser les enveloppes dans la bonne boîte.
À cette adresse, le nombre d’employé·e·s par société est extrêmement bas. Beaucoup d’entre elles sont actives dans la finance, l’immobilier ou le négoce de matières premières. Dans ce dernier secteur, certaines sociétés parviennent même à faire des affaires sans aucun personnel. Une récente étude de l’Office fédéral de la statistique (OFS) portant sur l’ensemble du pays le confirme: sur les 900 entreprises actives dans le secteur du négoce, plus d’un quart (26,4%) ne comptent aucun employé. En Suisse, un négociant en matières premières sur quatre est domicilié dans le canton de Zoug.
Voici d’autres adresses très prisées par les sociétés boîte aux lettres:
- Baarerstrasse 2 à Zoug: selon nos recherches, 204 sociétés sont domiciliées dans cet immeuble de bureaux. Parmi elles, des gestionnaires d’actifs ainsi que des cabinets d’avocat·e·s et fiduciaires qui administrent les affaires courantes de dizaines d’entreprises. Ces sociétés emploient 2,4 personnes en moyenne.
- Bahnhofstrasse 21 à Zoug, en face de l’office cantonal des impôts. 75 sociétés y sont domiciliées. Sur les boîtes aux lettres de trois fiduciaires figure une liste à rallonge de sociétés comptant en moyenne 1,5 employé·e. Elles ne sont certainement pas toutes sans substance. Bon nombre d’entre elles utilisent simplement cette adresse comme domicile fiscal, alors que leurs activités sont situées dans des régions moins agréables fiscalement. L’une des fiduciaires écrit d’ailleurs sur son site internet: «Ne perdez pas votre temps en paperasseries: laissez-nous nous occuper de tout, nous mettrons à votre disposition le personnel requis par la loi.»
- Neuhofstrasse 5A à Baar: cette adresse abrite un grand cabinet fiduciaire qui gère aussi un «business center» en charge des services postaux et téléphoniques de ses client·e·s. Le cabinet propose une correspondance en plusieurs langues. Un service de première qualité dont bénéficient les 75 entreprises domiciliées à cette adresse. Elles n’emploient en moyenne que 2,7 personnes.
En se promenant dans la ville de Zoug, personne ne remarque les lieux de prédilection de ces sociétés boîtes aux lettres, officiellement installées dans des immeubles de bureaux comme tant d’autres. Un coup d’œil aux boîtes aux lettres dans l’entrée témoigne du nombre d’entreprises censées cohabiter dans un espace aussi restreint. Mais les sociétés boîtes aux lettres n’ont pas peur d’être à l’étroit… elles qui se contentent de si peu.
Plus d'informations
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Comment les sociétés boîtes aux lettres facilitent la corruption et le blanchiment d’argent
Les places de Zoug, Genève, Fribourg et Lugano, sur lesquelles Public Eye a mené l’enquête, ont davantage en commun que leurs nombreuses sociétés boîtes aux lettres. Elles comptent également un nombre élevé de cabinets d’avocat·e·s, de fiduciaires, de notaires et autres intermédiaires financiers, dont une part conséquente est dévouée à la création d’entreprises et à la réalisation de montages organisationnels complexes, souvent via d’autres juridictions connues pour leur opacité.
Ces montages ne sont pas illégaux, mais ils permettent de dissimuler certaines transactions douteuses et de masquer le véritable bénéficiaire économique (UBO, dans le jargon anglosaxon). La Banque mondiale s’en inquiète régulièrement dans le cadre de sa lutte contre la criminalité en col blanc. «La majorité des dossiers de grande corruption ont en commun le fait qu’ils s’appuient sur des structures juridiques, comme les sociétés, les fondations ou les trusts pour dissimuler la propriété et le contrôle de l’argent sale», prévenait-elle en préambule d’un ouvrage sur le sujet.
Toutes les sociétés de domicile ne sont pas suspectes
Ces sociétés ne sont pas forcément vouées à des activités illégales. Nous n’affirmons pas non plus que toutes ces entreprises ou leurs bénéficiaires économiques se soustraient au fisc dans leur pays ou qu’ils sont tous et toutes des criminel·le·s économiques. Mais les sociétés de domicile – c'est-à-dire les sociétés qui, selon l’ordonnance sur le blanchiment d’argent, «n’exercent pas une activité de commerce ou de fabrication, ou une autre activité exploitée en la forme commerciale» – sont les plus souvent utilisées en Suisse pour dissimuler les «ayants droit économiques», c’est-à-dire les personnes qui contrôlent réellement ces sociétés.
Selon le rapport sur «La corruption comme infraction préalable au blanchiment d’argent», publié par l’administration fédérale en 2019, près de la moitié (44,36%) des communications de soupçon transmises en 2017 au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent de la Confédération, le MROS, concernaient des sociétés de domicile. 14% seulement visaient des sociétés ayant réellement des activités opérationnelles et 41% des personnes physiques. Parmi les relations d’affaires signalées impliquant uniquement des personnes morales, plus de 75% concernaient des sociétés de domicile.
C’est un secret de polichinelle. La création de sociétés, rapide et peu bureaucratique, est l’un des atouts majeurs de la place financière suisse. Sous l’angle fiscal, la dernière réforme PF17 a biffé le statut de «société de domicile» au 1er janvier 2020. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces sociétés sans substance vont disparaître en Suisse.
Même sans privilèges fiscaux, les entreprises suisses paient des impôts très bas par rapport aux normes internationales. Le taux d’impôt sur les bénéfices est à Zoug d’environ 12% pour les entreprises, sans compter les allègements fiscaux négociés au cas par cas. À titre de comparaison, les membres de l'OCDE se sont mis d’accord sur une réforme globale de l’impôt sur les sociétés à l’été 2021, qui prévoit un taux minimum de 15 % sur les bénéfices des entreprises.
Des contribuables négligeables à Zoug
Les sociétés boîtes aux lettres s’illustrent aussi par leur faible contribution fiscale. Interrogé par Public Eye, le directeur financier zougois Heinz Tännler répond qu’avant la réforme fiscale, les sociétés de domicile représentaient environ 1% des recettes fiscales du canton. Selon lui, «leur contribution pourrait être encore inférieure aujourd’hui». «Elle est si faible que nous n’en tenons pas compte dans nos prévisions budgétaires.» En 2020, M. Tännler déclarait même à la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) que le gouvernement zougois ne souhaitait pas attirer les sociétés boîtes aux lettres, mais des entreprises qui ont des activités opérationnelles, créent des emplois et respectent la loi. Aujourd’hui, il tire ce constat: «le canton de Zoug ne cherche pas activement à faire venir ces sociétés, mais il ne dispose d’aucun moyen légal pour refuser leur création ou leur activité, en vertu de la liberté d’établissement et de la liberté de commerce».
Quelque 6300 sociétés boîtes aux lettres dans le canton de Zoug? M. Tännler considère que le chiffre dévoilé par Public Eye est «nettement surévalué». Son opinion contraste en tous les cas avec les données actuelles du registre du commerce zougois. En réponse à nos questions, celui-ci indique qu’à la mi-septembre 2021, 7388 entités légales avec une adresse en c/o étaient enregistrées dans le canton de Zoug. Une grande majorité d’entre elles seraient sans substance. À cela s’ajoutent les sociétés boîtes aux lettres qui n’ont pas d’adresse en c/o, mais au moins un accès ponctuel à des bureaux chez leur prestaire de services.
Même si le canton ne cherche pas activement à attirer de telles sociétés, elles restent un pilier important de l’économie de Zoug. Bruno Aeschlimann, président de l’Union zougoise des fiduciaires, affirmait en 2016 qu’elles «allaient plus ou moins disparaître dans un avenir proche». Il reconnaît aujourd’hui que la baisse a été beaucoup plus lente que ses prévisions de l’époque. «Mais les nouvelles créations sont rares.»
Une véritable institution à Zoug
Les sociétés boîtes aux lettres de Zoug trouvent leur origine dans une loi spéciale sur l’imposition des personnes morales entrée en vigueur en 1930, à l’initiative et avec la collaboration de l’avocat zurichois Eugen Keller-Huguenin. L’historien zougois Michael van Orsouw écrivait en 1996 dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) que ce dernier avait fait campagne pour Zoug car il estimait que son projet ne serait pas accepté dans la ville de Zurich, «socialement divisée». Il promettait alors un avenir doré aux Zougois: «Le pouvoir fiscal de la population augmentera, tout comme son pouvoir d’achat; le commerce et l’industrie seront alimentés à différents niveaux. Ce que le tourisme ne rend possible qu’avec de lourds investissements en capitaux, nous pouvons l’obtenir en ajoutant quelques phrases simples dans la législation fiscale». Ces «quelques phrases simples» ont aujourd’hui encore de lourdes conséquences pour le canton de Zoug.
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Une analyse en plusieurs étapes réalisées par Public Eye
Soyons clairs: en raison de l’opacité qui entoure ce type de structures juridiques, il est impossible de déterminer avec exactitude le nombre de sociétés sans substance présentes à Zoug. Grâce à plusieurs bases de données, Public Eye a toutefois pu aboutir à de solides estimations. Voici comment.
- La méthode la plus basique consiste à prélever le nombre d’inscriptions au registre du commerce zougois, et à lui soustraire le nombre de numéros de téléphone d’entreprises figurant au répertoire search.ch. Nous avons dénombré 35 513 sociétés zougoises à la fin août 2020. En soustrayant les 11 103 numéros de téléphone, le différentiel est de 24 410 sociétés (plus des deux tiers). Il s’agit de l’estimation la plus imprécise puisque certaines d’entre elles pourraient exercer une réelle activité commerciale, tout en renonçant à s’inscrire au répertoire téléphonique. Les entreprises, comme les particuliers, n’ont aucune obligation de s’y enregistrer.
- La deuxième méthode consiste à répertorier, sur la base de données anonymes issues de la Statistique structurelle des entreprises (Statent) de l’Office fédéral de la statistique (OFS), toutes les sociétés qui annoncent moins d’un poste à équivalent temps plein (ETP). C’est le cas de plus de la moitié des sociétés zougoises: sur les 17 085 sociétés comptabilisées par l’OFS sur la base des données administratives de l’AVS (les entreprises payant des cotisations à partir du seuil de revenu de 2300 francs par an), 8666 comptent moins d’un poste en ETP. Il s’agit notamment de ces sociétés sans substance, mais aussi de tous les indépendant·e·s (médecins, avocat·e·s etc.) qui ne pratiquent pas leur activité à plein temps. Ce chiffre est donc également surévalué.
- Troisième méthode, la plus fine, que nous avons retenue : procéder à une extraction (scraping) des données du registre du commerce de Zoug – accessibles sur le site Zefix.ch –, soit plus spécifiquement les noms des administrateurs ou administratrices de sociétés. Le classement révèle des personnes et cabinets administrant des dizaines de sociétés, plus de cent pour les plus prolifiques. Il est donc impossible que ces sociétés aient une véritable substance. Pour les besoins de l’analyse, nous avons déterminé un seuil à six sociétés en gestion (soit, pour l’administrateur ou l’administratrice, moins d’un jour par semaine consacré à chaque société). Le résultat: 6306 sociétés que nous qualifierons de peu substantielles, soit l’équivalent de 17,8% des entreprises inscrites au registre du commerce zougois.
Le nombre d’employé·e·s – un secret bien gardé
À l’aide du site internet Zefix.ch, l’index central de toutes les raisons sociales de la Confédération, nous avons ensuite pu obtenir une première cartographie avec les adresses comptant le plus de sociétés et celles contenant le plus de raisons sociales en c/o. Nous avons exclu les entreprises en liquidation ou encore les centres commerciaux, etc. Là aussi, attention : les espace de coworking gagnent en popularité. C’est un autre motif pour lequel plusieurs entreprises sont susceptibles de se domicilier à la même adresse. Nous avons donc éliminé ce type de structures de notre analyse.
Il a ensuite fallu se pencher sur la substance de ces entreprises : leur nombre d’employé·e·s en équivalent temps plein (ETP). Des données anonymisées (sans les raisons sociales) sont disponibles publiquement sur le site de l’OFS. Elles référencent les entreprises – et le nombre d’employé·e·s – par leurs coordonnées géographiques. Mais les résultats inférieurs à quatre employé·e·s ne sont pas détaillés et l’administration a également pris soin de remplacer systématiquement les deux derniers chiffres des données de géolocalisation afin de compliquer l’identification des sociétés. Le nombre d’employé·e·s semble être considéré comme hautement sensible en Suisse.
Pour obtenir les données non tronquées pour l’année 2018 (dernière statistique disponible au moment de l’enquête), il a donc fallu signer un contrat de protection des données qui limite notre capacité à diffuser des résultats trop précis. C’est donc via cette troisième base de données que nous avons pu calculer un ratio moyen d’équivalents temps plein par adresse. Nous les avons aussi utilisées pour géolocaliser les adresses à travers l’interface API de géolocalisation de Google Geocoding. Le fichier d’adresses a été complété de recherches sur Google Maps, et par des visites dans les différents lieux.