Au Tessin, mode, négoce et trésorerie occulte chez les fiduciaires
Federico Franchini, 5 octobre 2021
À quelques pas du centre-ville de Lugano, de l’autre côté de la rivière Cassarate, se dresse un grand bâtiment de couleur brique conçu par le célèbre architecte Mario Botta. Au 1 Via Maggio, il accueille notamment Regus, une société multinationale qui opère à l’échelle mondiale et propose des espaces de travail flexibles. Le flanc du bâtiment donnant sur la rivière abrite aussi la fiduciaire la plus influente du Tessin : Fidinam, fondée en 1960 à Lugano par Tito Tettamanti. Au sud des Alpes, son nom a fait couler beaucoup d’encre. En 1959, à l’âge de 29 ans, ce politicien membre du Parti Démocrate-Chrétien (PDC) est élu au Conseil d’État du canton du Tessin. Il démissionne un an plus tard en raison d’un scandale lié à une amende pour fraude fiscale infligée à un ami. Dans son livre de The Swiss Connection (1996), le journaliste Gian Trepp désigne Tito Tettamanti comme du « roi de l’offshore », régnant sur un réseau de sociétés basées en Suisse, à Monaco, au Luxembourg, au Lichtenstein et dans d’autres paradis fiscaux.
Depuis les années 1960, Fidinam sert principalement de véhicule d’investissement pour les fonds d’origine italienne. L’axe Italie-Lugano-Vaduz est devenu l’épine dorsale de son business. À plusieurs reprises, les noms de la société et de Tettamanti – qui n’a aujourd’hui plus de rôle dirigeant au sein du groupe – ont été associés à divers scandales survenus dans la péninsule voisine : de Tangentopoli (financement illicite des partis politiques italiens dans les années 90), aux pots-de-vin d’Enimont (une coentreprise qui ne fera pas long feu entre le groupe chimique Montedison et la société pétrolière ENI, encore publique en 1988), en passant par le krach du groupe agroalimentaire italien Parmalat (qui avait découvert en 2003 un trou de 14 milliards d’euros dans sa comptabilité). Tito Tettamanti n’a toutefois jamais été directement sous enquête ou condamné. De même que sa société Fidinam.
Récemment, la presse transalpine s’est faite l’écho de l’implication de l’entreprise dans une affaire de trésorerie occulte liée à la Ligue du Nord, le parti d’extrême-droite dirigé par Matteo Salvini. On parle d’argent douteux, résultat de la vente controversée d’un bâtiment public en Lombardie, qui était administré à travers une société italienne de Fidinam. Le groupe déclare être totalement étranger à l’enquête et rappelle que, par le passé, il a gagné plusieurs procès contre des journalistes. La dernière affaire italienne touchant la fiduciaire concerne un financier qui aurait escroqué plusieurs personnes célèbres, dont l’ancien entraîneur de la Squadra Azzura Antonio Conte, au travers d’une société offshore gérée avec l’assistance de la société de Lugano. Fidinam ne se contentait pas de créer des sociétés offshore, mais gérait même les comptes bancaires de certains de ses clients, comme révélé début octobre dans les «Pandora Papers», publiés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).
Fidinam faisait déjà en 2003 de la publicité, recommandant à ses clients européens de détenir leurs comptes d’épargne par l’intermédiaire d’une société constituée pour 650 dollars dans les Îles Vierges britanniques ou au Panama afin d’éviter d’être soumis à la perception future d’un impôt à la source. Cet incitation a poussé un conseiller national de l’époque à demander des éclaircissements au Conseil fédéral.
Au 1 Via Maggio, Public Eye recense actuellement 116 entreprises (335 si on compte aussi celles qui ont été radiées). La plupart ont une adresse chez Fidinam ou chez l’une des sociétés du groupe qui y sont implantées (une dizaine). Par exemple, la société Defendant Sàrl (aujourd’hui en liquidation et domiciliée ailleurs) – considérée comme le coffre-fort des actifs immobiliers de feu le controversé financier italien Salvatore Ligresti – avait son adresse chez Fidinam & Partners SA. Pour le Corriere della Sera, la fiduciaire tessinoise est « l’architecte de la finance offshore » de cet entrepreneur condamné par la justice italienne.
De l’argent de la Ligue du Nord à Gucci
19 Via Cantonale: un bâtiment anonyme situé au coin d’une rue très fréquentée menant au centre de Lugano. L’adresse accueille 163 entreprises (362 si on ajoute aussi celles qui ont été radiées) et conduit à l’affaire des fonds occultes du parti italien de la Ligue du Nord. Car une fiduciaire installée là – Dreieck – gérait la société aux Bahamas qui contrôlait la société panaméenne à laquelle Fidirev (la fiduciaire du groupe Fidinam en Italie) avait envoyé l’argent prétendument caché. Dreieck signifie «triangle» en allemand et, pour une société qui opère dans la domiciliation offshore, son nom représente déjà tout un programme.
Mais ce n’est pas la seule société de fiducie intéressante à cette adresse. Le bâtiment abrite aussi les bureaux de Lardi & Partners SA, une société appartenant à Adelio Lardi. Son nom est bien connu au Tessin: il est considéré comme le créateur du système fiscal de Kering, la multinationale française de la mode qui a transféré pendant des années des milliards d’euros de bénéfices au Tessin afin de bénéficier de ses largesses en matière d’impôt. En 2012, près de 70% des bénéfices du groupe y étaient générés, comme l’a révélé une enquête de Public Eye. Sur le papier, la productivité des 600 salarié·e·s suisses était phénoménale. Chacun·e dégageait en moyenne 117 fois plus de bénéfices que les 31 000 employé·e·s de Kering basé·e·s dans d’autres pays. C’est Lardi qui a établi Gucci SA au Tessin, laquelle est ensuite devenue Luxury Goods International SA (LGI), contrôlée jusqu’en 2019 par Kering Luxembourg (aujourd’hui par Kering Holland NV). LGI est la société au cœur de cette affaire fiscale qui, en Italie, a coûté à Kering il y a deux ans une amende record de 1,25 milliard d’euros.
Adelio Lardi a toujours fait partie du conseil d’administration de LGI, basé dans le village de Cadempino, où réside l’intermédiaire financier. Mais ce n’est pas tout: grâce au modèle Gucci, Lardi a administré plusieurs sociétés du groupe Kering, comme Bottega Veneta, ainsi que d’autres enseignes internationales de la mode qui se sont installées au Tessin, notamment Abercrombie & Fitch, Tom Ford et Loro Piana. Certaines de ces marques étaient basées au 19 Via Cantonale. C’est le cas de Macedonio International (aujourd’hui en liquidation à une autre adresse), qui gérait la marque de chaussures italo-japonaise Ishikawa. Cette dernière s’est fait saisir 3,5 millions d’euros en Italie pour fraude fiscale présumée.
Adelio Lardi, qui a siégé dans 93 entreprises tessinoises, est également membre du conseil d’administration de DXT Commodities (domiciliée à une autre adresse), une entreprise de négoce (énergie et gaz) aujourd’hui considérée comme la plus importante entreprise du Tessin, avec 112 millions d’euros de bénéfices en 2020. Opérationnelle à Lugano, DXT Commodities est contrôlée par une holding luxembourgeoise qui, par le biais d’une chaîne de sociétés au Grand-Duché, est détenue en dernier ressort par un trust basé au Lichtenstein.
DXT Commodities semble être aux mains de l’Italien Bruno Bolfo, l’homme qui a créé le groupe Duferco, leader mondial du négoce de l’acier. Cette société est contrôlée par une holding au Luxembourg (détenue en majorité par le chinois Hebsteel ; Bolfo détenant une minorité d’actions), mais elle opère depuis Lugano. De 1996 à 1998, Duferco avait son siège au 19 Via Cantonale, et Adelio Lardi était membre de son conseil d’administration de 1996 à 2008. Lorsque Duferco a été créé en 1982 au Tessin, Bruno Bolfo n’était pas présent. Devant le notaire se tenait Elio Borradori, qui deviendra célèbre pour avoir été l’administrateur de Saddam Hussein.
Lorsqu’un an plus tard, en 1983, la première entité Duferco Holding est créée au Luxembourg, le modus operandi est le même : le contrôle est confié à Laconfida de Vaduz, une société du cabinet de Borradori d’où transitent de nombreux secrets financiers, qui resteront plus ou moins cachés, liés au milieu fiduciaire de Lugano. Où est basée Laconfida aujourd’hui? Au 19 Via Cantonale, évidemment.
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Trois méthodes pour un sujet sensible en Suisse
Il faut le dire tout de suite : nos données restent une capture d’écran du tissu entrepreneurial à un moment T. Elles attestent de la structure économique d'un canton donné au moment où nous avons extrait les données du site Zefix.ch. Cette plongée dans l’index central de toutes les raisons sociales de la Confédération nous a permis d’obtenir une première cartographie avec les adresses comptant le plus de sociétés et celles contenant le plus de raisons sociales en c/o.
Nous avons ainsi recensé des dizaines de milliers de sociétés – dont il faut retrancher les entreprises en liquidation. Les grands centres commerciaux comptent logiquement plus d’une centaine d’entreprises, De même que les hôpitaux et cliniques où les praticiens enregistrent leur centre d’activités. Le développement des espaces de coworking pousse aussi au regroupement de certaines sociétés à une seule et même adresse. Nous les avons donc retirés de l’analyse.
Les différents registres du commerce nous ont également permis, à travers une technique d’extraction des données numériques (scraping), d’établir un classement des individus et cabinets administrant le plus de sociétés par canton.
Il a ensuite fallu se pencher sur la substance de ces entreprises: leur nombre d’employé·e·s en équivalent temps plein (ETP). Des données anonymisées (sans les raisons sociales) sont disponibles publiquement sur le site de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Elles référencent les entreprises –et le nombre d’employé·e·s – par leurs coordonnées géographiques. Mais les résultats inférieurs à quatre employé·e·s ne sont pas détaillés et l’administration a encore pris soin de remplacer systématiquement les deux derniers chiffres des données de géolocalisation pour compliquer l’identification des sociétés. Le nombre d’employé·e·s semble être considéré comme une donnée hautement sensible en Suisse.
Pour obtenir les données non tronquées pour l’année 2018 (dernière statistique disponible au moment de l’enquête), il a donc fallu signer un contrat de protection des données qui limite notre capacité à diffuser des résultats trop précis, soit entreprise par entreprise, ou à révéler l’identité des sociétés comptant moins de quatre employés. C’est donc via cette troisième base de données que nous avons pu calculer un ratio moyen d’équivalents temps plein par adresse. Nous les avons utilisées pour géolocaliser les adresses à travers l’interface API de géolocalisation de Google Geocoding. Le fichier d’adresses a été complété de recherches sur Google Maps, et par des visites dans les différentes allées et étages des bâtiments ainsi que via l’annuaire search.ch, l’absence de numéro de téléphone pouvant trahir le défaut de substance d’une entreprise.
Questionné sur les raisons de la confidentialité qui entoure ces statistiques, l’OFS se borne à rappeler qu’il «applique la législation en vigueur concernant la protection des données», et de renvoyer vers une page web.