Entretien avec Yves Bertossa «Le législateur ne nous donne pas suffisamment d’outils pour être efficaces contre la corruption»
Agathe Duparc et Anne Fishman, 14 septembre 2021
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Yves Bertossa: courte biographie
Le premier procureur de Genève fait son entrée dans la magistrature genevoise en 2007 alors qu’il n’a que 33 ans. Fils de l’ancien procureur et grande figure anti-corruption Bernard Bertossa, il fait ses premiers pas dans le monde de la justice en tant qu’avocat. Mais l’envie de lutter contre la délinquance financière le pousse à troquer la robe pour endosser la fonction de premier procureur chargé des affaires complexes liées au blanchiment d’argent et à la corruption. Yves Bertossa peut se targuer de n’avoir épargné personne dans la poursuite des ciminel·le·s en col blanc. Connu pour sa verve, mais aussi pour avoir su faire preuve de pragmatisme à l’heure de solder certaines affaires, Yves Bertossa a su se faire un prénom en quatorze ans de magistrature.
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pointe régulièrement d’importantes lacunes en Suisse en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent. Que pensez-vous de ces évaluations?
L’OCDE a une vision très statistique des choses. Dans le domaine de la lutte contre la corruption et le blanchiment, l’une des choses les plus importantes, c’est la proactivité et la curiosité des autorités de poursuite. Ces choses-là ne sont pas évaluées. L’OCDE regarde principalement le nombre de condamnations et de peines prononcées. Idéalement, l’OCDE voudrait le prononcé de sanctions exemplaires. Mais le rôle des autorités de poursuite n’est pas de recueillir des statistiques ou de faire un exemple avec quelques individus pour pouvoir se vanter publiquement de l’efficacité du système de lutte. Cela dit, sur plusieurs points, l’OCDE a raison de critiquer la Suisse.
«Sur plusieurs points, l’OCDE a raison de critiquer la Suisse.»
Sur quels points?
Cela fait des années que nous expliquons que l’amende prévue à l’article 102 du Code pénal pour les entreprises condamnées en rapport avec des faits de corruption ou de blanchiment d’argent est ridicule. Cinq millions de francs maximum, ce n’est pas une amende qui fait peur à un grand groupe ou une multinationale. Pour un banquier qui viole son obligation de communiquer (art. 37 LBA), l’amende maximale est de 500 000 francs. C’est dérisoire. Si vous accueillez par exemple un milliard de francs de provenance «peu claire» et que vous le gérez pendant neuf ans, vous gagnez beaucoup plus en termes de commissions et de frais bancaires que les 500 000 francs que vous risquez de payer si on vous reproche de ne pas avoir communiqué à temps sur les avoirs en raison d’un soupçon de blanchiment d’argent ou de corruption.
Le Parlement a finalement refusé en mars 2021 de soumettre à la loi sur le blanchiment (LBA) les «conseillers et conseillères», soit les avocat·e·s et fiduciaires qui créent, gèrent ou administrent des sociétés-écrans ou des trusts. Quelle est votre réaction?
Il s’agissait d’une recommandation internationale visant à lutter contre la corruption internationale et c’est assez incompréhensible de ne pas y donner suite. Tout cela pour permettre à quelques-uns de continuer à créer sans obligation de diligence des structures offshore et de mettre ainsi en danger l’image de la Suisse en matière de lutte contre la criminalité économique. Là, on se rend compte que le législateur ne nous donne pas suffisamment d’outils pour être efficaces dans ces domaines précisément.
Est-ce en raison du fort lobby des avocat·e·s au Parlement?
Je ne suis pas au Parlement, mais il est vrai que plusieurs associations d’avocats s’opposaient à cette modification législative, alors qu’en Suisse la grande majorité d’entre eux ne crée pas et ne gère pas de sociétés de domicile. Le secret professionnel de l’avocat a toujours existé et ce projet ne le mettait pas en péril. Mais il n’est pas là pour préserver les secrets des sociétés offshore par lesquelles transitent les pots-de-vin issus de la corruption. Quant aux fiduciaires qui offrent ces activités de « conseillers », trop d’entre elles se permettent de faire n’importe quoi, sans aucun contrôle.
Quelle est la principale difficulté que vous rencontrez aujourd’hui pour instruire vos dossiers?
Dans les procédures de criminalité économique, la procédure de mise sous scellés est une catastrophe. Elle est totalement inadaptée à la lutte contre la criminalité économique.
De quoi s’agit-il exactement?
Dans toutes les procédures, qu’il s’agisse de blanchiment, de gestion déloyale, de corruption, la plupart des éléments de preuve se trouvent sur des relevés de compte, mais aussi dans les ordinateurs, les smartphones et les tablettes. Lors des perquisitions, le procureur dit par exemple: «J’aimerais obtenir les boîtes mail des directeurs de la société.» Mais il suffit que ces derniers s’y opposent, en invoquant un secret – secret des affaires ou autre – pour que tout soit mis sous scellés. Nous n’avons alors pas le droit de consulter ces données et pour accéder à ce qui nous intéresse, il faut s’adresser au juge du Tribunal des mesures de contrainte (TMC) afin qu’il lève les scellés. Ce juge va devoir trier toutes les données, les courriels, et filtrer les messages pour déterminer ce qui est utile à la procédure. Vous imaginez ce que peut contenir un disque dur…
C’est ubuesque…
Nous avons parfois dû attendre trois ans pour avoir accès aux pièces, ce qui bloque les procédures. Lorsque nous agissons à la demande des collègues étrangers qui demandent l’entraide judiciaire, les pièces saisies sont également soumises à ces mises sous scellés et nos collègues doivent dès lors eux aussi attendre. Au final, les scellés sont la plupart du temps levés, mais il y a encore la possibilité de faire recours auprès du Tribunal fédéral, et prochainement également au niveau cantonal suite à une modification législative en cours.
À ma connaissance, un tel système n’existe nulle part ailleurs en Europe. Là, on voit très bien que le législateur a rajouté des outils qui, trop souvent détournés de leur but initial, ralentissent encore l’avancée des dossiers complexes.
Beaucoup de vos collègues magistrat·e·s à l’étranger se plaignent aussi de la lenteur de l’entraide judiciaire en Suisse…
Nous sommes l’un des pays en Europe qui collabore le plus lentement. La procédure d’entraide prévoit une voie de recours : la personne concernée peut s’opposer à la transmission de ses données à l’étranger, ce qui prolonge la procédure et le temps pour que le Tribunal pénal fédéral puisse trancher, soit entre trois et six mois. Dans plus de neuf cas sur dix, ces recours sont rejetés, ce qui montre qu’ils servent uniquement à des fins dilatoires. Alors que lorsqu’on demande une information à un collègue en Europe, il peut nous la faire parvenir en quelques jours. Si cette voie de recours peut se justifier avec certains pays qui ne sont pas des États de droit, elle n’a aucun sens avec les pays membres de l’Union européenne.
Vous évoquiez plus haut l’importance de la proactivité des autorités de poursuites pénales dans la lutte contre la corruption. En font-elles suffisamment preuve?
En Suisse, nous avons des difficultés à identifier les affaires de corruption et de blanchiment. Il n’est pas normal que de nombreuses affaires de corruption soient le résultat d’articles de presse ou de demandes d’entraide judiciaire étrangères, et non des communications faites par les intermédiaires financiers. Ces derniers attendent parfois jusqu’au dernier moment pour communiquer.
En Suisse, les banquiers et banquières et les intermédiaires financiers doivent eux-mêmes transmettre les déclarations de soupçons au MROS, le bureau anti-blanchiment, qui peut ensuite envoyer le dossier au parquet. Ce système d’autorégulation est-il efficace?
Non, il fonctionne mal. On demande à des gens qui gagnent leur vie avec une clientèle de dénoncer leurs propres clients.
«Pour que l’autorégulation perdure, il faut vraiment que les intermédiaires financiers soient davantage rigoureux.»
Ils ne sont pas assez attentifs aux opérations de grande envergure avec des sociétés de domicile par lesquelles transitent des millions et des millions. Ils ferment souvent les yeux, ou ne les ouvrent pas suffisamment, parce que les montants sont importants et que les opérations bancaires rapportent beaucoup d’argent à leur établissement.
Pensez-vous qu’il faut en finir avec l’autorégulation?
C’est délicat car ce système a aussi ses avantages: par exemple, faire porter le coût de la régulation sur le secteur privé et pas sur le contribuable. Si on opte pour un système de dénonciation automatique à l’autorité de poursuite pénale, on risque d’être submergé sous les données et de passer à côté d’informations importantes.
En janvier 2021, le magnat des mines Beny Steinmetz a été condamné à Genève en première instance à cinq ans de prison pour corruption d’agent public étranger en Guinée. Quelles leçons peut-on tirer de ce procès exceptionnel?
Je ne me prononcerai pas sur cette affaire car la procédure est actuellement en cours devant la chambre d’appel et de révision. Cela dit, et de manière générale, il est vrai que les cas de condamnation pour des faits de corruption internationale sont rares en Suisse et ailleurs. Cela est principalement dû à la difficulté de prouver les actes corruptifs. Le corrupteur et le corrompu sont très attentifs à ne pas laisser de traces de leurs agissements. Le pacte corruptif est extrêmement difficile à démontrer, en l’absence de contrat ou d’aveux. À cela s’ajoute que si la corruption est intervenue dans des pays qui ne collaborent pas, il est presque impossible d’obtenir les preuves «sur place» de la corruption. Quant aux paiements corruptifs, cela peut prendre de nombreuses années pour retracer les flux concernés. L’argent passe d’un pays à un autre en quelques «clics» alors que l’entraide judiciaire peut prendre des années. Heureusement, dans certains cas, les protagonistes laissent des traces ou font des erreurs qui permettent de mettre au jour leurs agissements.
A contrario, le dossier du fils du président guinéen Obiang vous a attiré des critiques. La procédure ouverte pour corruption a été classée. Ses voitures de course ont été vendues aux enchères dans des circonstances opaques et son yacht a finalement été libéré. Que répondez-vous?
Je répondrai par une question: «Qu’aurions-nous dû faire?» La corruption et le blanchiment d’argent mettent en péril l’équilibre des sociétés et il est normal que tout le monde s’y intéresse et attende des résultats. Mais avec tous les obstacles dont nous avons parlé auparavant, il y a un décalage entre le discours des pays démocratiques et les moyens qui sont donnés à la justice pour lutter contre ces phénomènes. La justice doit faire avec les moyens dont elle dispose.
Dans l’affaire Obiang, certains, dont l’OCDE, ont regretté l’utilisation de l’article 53 du Code pénal qui permet de classer une procédure lorsque le prévenu a réparé le dommage ou accompli tous les efforts pour compenser le tort causé…
Quand en France, ou dans les pays anglo-saxons, des accords sont trouvés grâce aux conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP), personne ne dit que cela est scandaleux. Or nous n’avons pas de tels instruments en Suisse. Dans le cas évoqué à votre question précédente, le prévenu ne venait pas aux audiences et le pays concerné n’aurait pas collaboré. La récolte des preuves était ainsi extrêmement difficile. Le bateau séquestré était situé aux Pays-Bas, loin du lac Léman, et les frais du séquestre étaient payés par le Ministère public genevois. Nous avons obtenu l’entraide des Pays-Bas, mais rien ne les empêchait d’ouvrir leur propre procédure.
Face aux difficultés, l’objectif principal était que le crime ne paie pas. Les véhicules ont été confisqués, puis vendus. Déduction faite des frais de procédure, qui ont été intégralement payés, un montant de l’ordre de 20 millions a pu être envoyé aux autorités fédérales afin qu’elles négocient la restitution de ce montant à la Guinée dans le cadre de programmes sociaux en Guinée. On peut toujours faire mieux ou différemment, mais on peut également ne rien faire du tout. Pour ma part, je préfère agir et accepter d’être critiqué que de ne rien faire.
Il est toujours difficile de prouver la corruption. On retrouve rarement un pacte corruptif. Le renversement du fardeau de la preuve est-il une solution envisageable dans les grandes affaires internationales de corruption et de blanchiment?
Je ne suis pas favorable à un renversement du fardeau de la preuve. Il n’appartient pas aux gens de prouver qu’ils sont innocents. Entre les procédures «faciles» dans lesquelles nous avons tous les éléments de preuves – ce qui permet un renvoi en jugement – et les procédures où l’on n’a rien, il existe des situations intermédiaires.
Quand on arrive à démontrer qu’il y a de multiples transactions financières très louches, sur lesquelles les clarifications n’ont pas été faites correctement, on doit pouvoir mettre en place un mécanisme permettant de sanctionner davantage les intermédiaires financiers que peut le faire la FINMA. Il faudrait pouvoir sanctionner les établissements bancaires qui n’ont pas correctement documenté ou qui n’ont pas suffisamment fait leur travail de diligence : qu’ils puissent être sanctionnés même si on n’arrive pas à prouver le crime en amont.
Que pensez-vous du secteur du négoce de matières premières et de l’absence de régulation qui y prévaut?
En matière de corruption, c’est un secteur à hauts risques. Surtout quand les négociants travaillent dans des pays dirigés par des kleptocrates ou des familles au pouvoir depuis des décennies. Les obligations de diligence devraient être importantes.
La Suisse ne prend pas du tout ce chemin-là...
«En matière de lutte contre le blanchiment et la corruption, la Suisse a toujours agi sous la pression internationale. Elle continuera à le faire.»
Cette interview est parue initialement dans le magazine de Public Eye n°31 (septembre 2021). Édité 5x/an, il présente nos enquêtes, des dossiers exclusifs et des éclairages sur l’actualité. En commandant un abonnement à l'essai, vous recevrez les trois prochains numéros, gratuitement et sans engagement.