Le commerce en ligne transforme les rapports de force du capitalisme de la mode
Se faire livrer ses achats à la maison en quelques clics sur Internet: c’est devenu une habitude pour de nombreuses personnes en Suisse. En 2021, trois vêtements sur dix ont été achetés en ligne.1 Avec un chiffre d'affaires estimé à 1,04 milliard de francs, le site de vente en ligne Zalando est devenu le premier détaillant de vêtements en Suisse2. La multinationale allemande y contrôle environ 10% du marché des vêtements et chaussures.
L’industrie de la mode a déjà connu des mutations importantes: avec l’industrialisation, les métiers de la couture et la confection à domicile ont été marginalisés dès la moitié du XIXe siècle, progressivement remplacés par les boutiques spécialisées et les grands magasins proposant des articles fabriqués en masse. En Suisse, il s’agissait de PKZ, Schild, Epa ou encore Nordmann, Vilan et La Placette, l’ancêtre de Manor. Les années 1970 ont connu l’avènement des grandes marques détenant des centaines de filiales, telles que C&A et Charles Vögele, qui ont ensuite été mises sous pression à partir des années 1990 par les enseignes de la mode éphémère (H&M, Zara/Inditex, Tally Weijl), à la production rapide et bon marché, et les discounters (Chicorée, Kik, Primark), encore moins chers.
Le commerce de la mode passe au numérique
Aucune de ces tendances n’a complètement supplanté les modes de distribution précédents, et le commerce en ligne ne le fera pas non plus. Mais la numérisation représente l’une des transformations les plus profondes que le commerce de la mode ait connues. Si les mutations précédentes avaient redirigé les consommateurs et consommatrices vers de nouveaux points de vente, il ne leur est désormais même plus nécessaire de se déplacer. Un simple clic depuis son canapé ou sur son smartphone dans la rue peut se faire à toute heure du jour ou de la nuit: l’achat en ligne devient une distraction, un petit moment de plaisir consumériste dans notre quotidien chargé.
Les nouvelles stratégies de marketing en ligne surfent sur ce changement de mode de consommation et ciblent l’achat impulsif et spontané. Des publicités personnalisées se basent sur nos activités en ligne, notre historique d’achats et les intérêts de notre entourage sur Internet. Les entreprises savent aussi à quel moment nous aurons le plus tendance à sauter sur une prétendue bonne affaire ou une promotion valable pendant 48 heures seulement. Elles nous appâtent en stimulant en nous les joies du consumérisme sans stress ni regrets, proposant une procédure de retour simple et arrangeante.
Ces stratégies fonctionnent: la part de marché du commerce en ligne enregistre une croissance fulgurante. Les fermetures de magasins et le changement des habitudes de consommation pendant la pandémie de Covid-19 ont encore renforcé cette tendance. Les analystes parlent d’un changement d’époque.3 Selon le Rapport sur le commerce électronique européen (European E-Commerce Report), 90% des internautes suisses ont fait des achats en ligne en 2020, plaçant le pays à la quatrième place du classement et nettement au-dessus de la moyenne européenne (71%).4 La mode est l’une des catégories de produits préférées des adeptes du commerce en ligne: 51% des personnes interrogées par la Poste en 2021 ont indiqué qu’elles achetaient principalement leurs vêtements en ligne. Seuls les voyages, les médias et les billets pour des événements ont été plus souvent mentionnés.5
La croissance avant tout, les bénéfices ensuite
Il n’y a pas que la consommation qui se transforme rapidement. La tendance du shopping en ligne redistribue également les rapports de force dans l’industrie de la mode. De nouveaux acteurs se sont octroyé de grandes parts de marché en quelques années seulement et ont mis sous pression les leaders traditionnels. Les plateformes de commerce en ligne et les moteurs de recherche ont fait apparaître de nouvelles positions stratégiques dominantes dans le commerce de détail. L’exigence d’accélérer encore le rythme, de baisser les prix, d’agrémenter l’assortiment et de mieux s’adapter aux tendances éphémères font croître la pression sur la production et la logistique, ainsi que sur les personnes qui travaillent aux différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement.
Dans l’économie numérique, la tendance est de viser la croissance d'abord, et les bénéfices ensuite. La logique est simple et implacable: parvenir à rassembler une clientèle suffisamment importante pour être considéré comme le leader incontestable du marché offre une position de force qui permet de dominer la concurrence (ou de la racheter) et de conserver longtemps sa position de leader. Google, Microsoft et Amazon sont des exemples emblématiques.
Pour les entreprises dotées de sites de production et de filiales, toute croissance s'accompagne d’une hausse des coûts d’exploitation. Dans le commerce en ligne, cet obstacle est nettement moins important. Les ressources humaines, ainsi que les capacités des serveurs et des centres logistiques doivent bien sûr suivre la croissance, mais les économies d’échelle – la réduction des coûts unitaires de production et de distribution que permet un chiffre d'affaires plus élevé – sont nettement plus importantes. Amazon a continuellement et rapidement fait croître son chiffre d’affaires, mais n’a enregistré que des pertes durant ses sept premières années d'activité. Ce n'est que depuis 2016 que les bénéfices de la société, devenue leader absolu du marché, ont fortement augmenté. L'essor de Zalando est comparable : fondée en 2008, l’entreprise a misé sur une expansion rapide et elle est rapidement devenue la référence pour les achats en ligne de chaussures puis de vêtements. Ce n’est que huit ans plus tard, à partir de 2014, qu’elle a commencé à enregistrer des bénéfices.
Grâce à cette stratégie d'expansion agressive, certaines entreprises de commerce en ligne sont parvenues en moins de dix ans à contrôler des parts de marché qui leur permettent de devancer de grands détaillants et leurs centaines de filiales. En 2017, Zalando a détrôné H&M à la tête du classement des détaillants de mode en Suisse. Aux États-Unis, Amazon a dépassé le géant Walmart dans le commerce de vêtements en 2020.
Changement structurel et fermetures de magasins
Les boutiques spécialisées, les grands magasins et les filiales de grandes enseignes figurent visiblement parmi les perdants de cette évolution dans le domaine de la vente de vêtements. En Suisse, le chiffre d’affaires dans le commerce de détail des vêtements enregistre un recul annuel d’une moyenne de 2,5% depuis 2010. Ce déclin a été particulièrement marqué en 2020, première année de la pandémie de Covid-19: le chiffre d’affaires annuel du secteur a baissé de 13,7%. L’augmentation de 8,8% en 2021 a relativement ralenti la tendance sans toutefois la remettre totalement en question à long terme. Le chiffre d’affaires du commerce en ligne enregistre quant à lui une croissance constante et particulièrement forte, de 14,3% entre 2019 et 2020.6
Le recul du chiffre d'affaires annuel dans le commerce de détail s'accompagne de fermetures de magasins, de cessations d’activités et de suppressions d’emplois. Alors qu’en 2011, l’Office fédéral de la statistique dénombrait 3901 établissements actifs dans le détail de vêtements et chaussures, ils n’étaient plus qu’à 3131 en 2019. En huit ans, une boutique sur cinq a fermé, entraînant la suppression de 8253 emplois, avec un plus grand impact sur les femmes (-21%) par rapport aux hommes (-10%).
Au cours de la même période, le nombre d’établissements suisses actifs dans le commerce de détail par correspondance et en ligne (toutes catégories de produits confondues) a augmenté de 72% pour atteindre 1724 (en 2019). Cette croissance n’a toutefois occasionné que peu de créations d’emplois (de 6374 en 2011 à 7577 en 2019), ce qui montre clairement que les acteurs suisses du commerce en ligne sont plutôt de petites entreprises, les grands noms du marché étant principalement actifs depuis l’étranger. Le tourisme d’achats est encore plus facile en ligne qu’en se rendant dans un magasin à l’étranger, ce qui a un impact d’autant plus important sur la vente en magasin en Suisse.
Les plateformes numériques, nouveaux centres de pouvoir
L’essor des géants du commerce en ligne n’entraîne pas seulement une pression accrue sur les petites boutiques en Suisse. Les grandes enseignes internationales, qui dominaient jusqu’ici les chaînes d’approvisionnement mondiales, se voient contraintes de chercher de nouveaux partenariats pour ne pas perdre leurs parts de marché.
C&A, Inditex (propriétaire de Zara), H&M et consorts ont longtemps compté sur leur vaste réseau de filiales pour s’assurer une indépendance vis-à-vis des grands magasins et boutiques classiques, et pour encaisser elles-mêmes les marges du commerce de détail. À l’ère de la numérisation, les filiales sont lourdes et surtout coûteuses. Il n'est donc pas surprenant que certaines entreprises aient profité de la pandémie de Covid-19 pour fermer leurs filiales les moins rentables.7 En revanche, presque toutes cherchent à développer leurs canaux de vente numériques et investissent dans leurs boutiques en ligne et leurs capacités logistiques. En 2020, H&M a ainsi fermé 58 filiales à travers le monde, tout en faisant croître sa part de ventes en ligne, qui a atteint 28% de son chiffre d'affaires.8 Cette évolution montre que les leaders traditionnels adaptent totalement leurs stratégies.9 Ils ne parviennent toutefois plus à dépasser les grands détaillants en ligne, et notamment les nouvelles plateformes qui commercialisent de nombreuses marques (voir encadré: brève typologie des multinationales du commerce en ligne).
En 2018, H&M annonçait à ses actionnaires que ses produits allaient être distribués en Chine sur la plateforme numérique Tmall, le grand magasin en ligne du géant Alibaba qui domine le marché chinois. Le géant suédois reconnaissait alors que se limiter à ses propres canaux de distribution ne lui permettait pas d’atteindre ses objectifs de croissance sur le nouveau marché du commerce en ligne chinois. Depuis, Zara et d’autres marques du groupe Inditex, habituellement adepte de l’exclusivité, sont aussi commercialisées sur cette plateforme.
En Europe aussi, de grands noms de la mode éphémère, qui avaient pour habitude de vendre uniquement à travers leurs propres filiales, misent désormais sur les grandes plateformes de commerce en ligne. Les articles de C&A et de l’enseigne suisse Tally Weijl figurent désormais dans l’assortiment du leader européen Zalando, tout comme les groupes H&M et Inditex (quoique sous le nom de marques secondaires, comme Weekday ou Bershka, et non de leurs marques principales, H&M et Zara). La plateforme allemande About You commercialise également des produits de Weekday (H&M), de Tally Weijl ou du groupe italien de mode éphémère OVS, tandis que la boutique en ligne britannique Asos propose aussi des marques de second rang de H&M et Inditex.
Le géant danois de la mode éphémère Bestseller a rapidement reconnu qu’il ne pouvait pas se passer des plateformes en ligne et a lui aussi misé sur une coopération stratégique intensive. L’entreprise et son propriétaire ont acheté d’importantes participations minoritaires dans About You, Asos et Zalando. Les marques de Bestseller Jack&Jones, Only et Vero Moda bénéficient d’un placement avantageux sur ces plateformes, comme sur le site suisse Galaxus (dont Migros est le principal propriétaire) où elles sont même plus distribuées que sur les boutiques en ligne du groupe.
Certaines entreprises semblent chercher à échapper à Amazon, première plateforme mondiale de commerce en ligne. Toutefois, des enseignes de taille moyenne qui sont habituées à collaborer avec d'autres détaillants externes en plus de leurs propres filiales – telles qu’Esprit ou Lacoste, dont le principal propriétaire est le groupe suisse Maus Frères –, n’hésitent pas à être promues et distribuées sur Amazon dans leur propre «boutique de marque» (espace dédié), comme de nombreuses autres entreprises.
Brève typologie des multinationales du commerce en ligne
Les rapports de force sur le marché
À première vue, la relation entre, d’une part, les enseignes et les petits détaillants, et d'autre part, les enseignes et les plateformes de vente (grands magasins en ligne et sites marchands), s’apparente à une interdépendance et une situation gagnant-gagnant. Les plateformes sont tributaires des grandes marques et détaillants pour gagner en notoriété, proposer un large assortiment et atteindre une plus grande clientèle. Pour les enseignes et les petits détaillants, les plateformes permettent d'augmenter les ventes et d'atteindre de nouveaux groupes cibles, parfois dans d'autres pays. Les commissions et les marges de détaillant des plateformes, souvent très maigres au début, sont parfois inférieures aux coûts d’une boutique en ligne et de la logistique nécessaire. Toutefois, plus la plateforme est grande, plus cette relation gagnant-gagnant peut se muer en une relation de dépendance unilatérale dans laquelle Amazon et consorts ont le pouvoir. Celles-ci pourraient devenir les «portiers» du marché de la mode car elles ont de plus en plus d’influence sur les offres proposées aux consommateurs et consommatrices.
Les plateformes rassemblent les produits de différents fabricants et permettent de les comparer. Dans les grands magasins, les consommateurs et consommatrices ont aussi l’habitude de comparer les vêtements, mais leur décision repose alors sur toute une série de facteurs: au-delà du prix et de la première impression visuelle, le toucher, la qualité de la confection et le confort influencent aussi le choix de la marchandise. Dans le cas du shopping en ligne, il est impossible d’évaluer ces éléments: après la première impression et l’avalanche d’images, ce qui compte avant tout, c'est le prix. D’autant plus quand il s'accompagne de remises et autres ristournes. Cette tendance fait croître la pression sur les prix pour les enseignes, qui les reportent ensuite sur les fabricants.
De nombreuses plateformes sont devenues si grandes que les consommateurs et consommatrices ne peuvent même plus saisir toute l’ampleur de leur assortiment. L’emplacement des produits sur la page Internet ou leur promotion par la plateforme a donc d’autant plus d’importance. Les détaillants indépendants sont ainsi poussés à verser des frais publicitaires aux plateformes pour que leurs produits apparaissent parmi les premiers résultats de leur catégorie – en plus des commissions de vente habituelles de 5 à 30%. Les détaillants sont en outre incités à confier aux plateformes le stockage, l’expédition et la gestion des retours afin de pouvoir offrir à leur clientèle une distribution plus rapide et un traitement systématisé.
Stacey Mitchell, analyste de l’Institute for Local Self-Reliance (États-Unis), estime que les détaillants représentés sur Amazon lui reversent en moyenne 34 dollars sur 100 dollars de chiffre d'affaires réalisé sur la plateforme, sous forme de commissions de vente et de frais de publicité, de logistique et autres.10 Et quand les plateformes se muent en grand magasin en ligne et prennent elles-mêmes le rôle de détaillant, les enseignes sont poussées à offrir des conditions avantageuses de grossiste et à participer aux actions de remises et autres campagnes promotionnelles des plateformes pour préserver leurs parts de marché et leur classement dans les ventes. Aujourd’hui, les stratégies publicitaires de certaines plateformes sont si sophistiquées et leurs budgets tellement élevés qu'elles parviennent à attirer sur leur site des consommateurs et consommatrices à la recherche d’une marque spécifique, avant même d’atterrir sur le site de la marque en question.
Le trésor des données
Une autre ressource confère encore plus de pouvoir aux plateformes de vente en ligne, et son volume augmente avec leur croissance: les données des internautes. Les informations sur les intérêts, les termes recherchés et les achats de millions de personnes constituent non seulement la base d’un marketing efficace et ciblé, mais elles offrent aussi aux plateformes un avantage comparatif sur les enseignes et les détaillants tiers. Cet avantage leur permet de percevoir les tendances à l'avance et de les exploiter. Si un produit se vend particulièrement bien dans la section d’une enseigne, la plateforme en est automatiquement informée et peut alors envisager de vendre elle-même cet article ou un produit similaire, voire de le faire produire pour encaisser une plus grande marge.
Les plateformes sont ainsi particulièrement avantagées quand leur clientèle commence sa recherche sur leur site directement, faisant d’elles des moteurs de recherche pour des catégories de produits spécifiques. Amazon a déjà atteint ce statut pour de nombreux internautes: selon un sondage réalisé en 2019 par l’institut états-unien d’étude de marché CivicScience, 49% des personnes interrogées commencent leur recherche de produit directement sur Amazon, Google n'arrivant qu’à la deuxième place avec un maigre 22%.11 Ce résultat est encore plus marqué pour les internautes qui ont opté pour le modèle d’abonnement Amazon Prime: 65% commencent leur recherche sur Amazon.12
Cet avantage stratégique est également un objectif clair de Zalando, qui vise à devenir le «starting point for fashion» et attirer les consommateurs et consommatrices pour «tous leurs besoins en matière de mode». Zalando promet aussi à ses investisseurs que la croissance est sa «première priorité», son objectif étant de 20 à 25% par an pour atteindre 30 milliards d’euros de chiffre d'affaires et une part de marché de 10% en Europe d’ici à 2025.13 Dans le secteur de la mode, relativement peu concentré, ce serait du jamais vu en termes de domination du marché. Pour Zalando, le «principal jalon» sur cette voie consiste à renforcer la transition du modèle d'affaires de détaillant à celui de plateforme avec site marchand.
Les plateformes s’évertuent à souligner, à la moindre occasion, à quel point elles veulent également collaborer avec de petites enseignes de la mode. Mais ce ton amical peine à dissimuler le jeu de pouvoir qui opère ici. De nombreuses enseignes investissent beaucoup dans leurs propres boutiques en ligne, applications et marketing numérique pour limiter leur dépendance vis-à-vis des plateformes. Quand il s’agit de conserver la clientèle existante, déjà fidèle à la marque et à ses produits, cette approche peut suffire dans une certaine mesure. Mais pour acquérir une clientèle nouvelle et garder des consommateurs et consommatrices par nature moins fidèles aux marques, il est de plus en plus difficile de se passer des grandes plateformes. En effet, comment atteindre des internautes qui n’achètent pratiquement plus que sur Amazon, Zalando et consorts? Lors de sa conférence de presse annuelle en 2021, Zalando a résumé l’objectif visé par les géants du commerce en ligne sous la forme d’une citation anonyme: «If I cannot find an item on Zalando it does not exist» (si je ne trouve pas un article sur Zalando, il n'existe pas).14
Le géant de la mode en ligne Shein est l’une des rares exceptions à cette tendance. La société chinoise ne vend à ce jour que ses propres marques et parvient tout de même à enregistrer un taux de croissance mondial supérieur à celui de nombreuses plateformes. La recette de ce succès ne repose pas seulement sur une stratégie de prix agressive et des cycles de production très rapides, aux dépens des travailleuses et travailleurs qui fabriquent les articles (voir notre reportage Trimer pour Shein). Shein a également réussi à élever le marketing en ligne à un autre niveau: l’entreprise met en scène une communauté mondiale, pour laquelle l’application de Shein n'est pas seulement une boutique en ligne mais aussi un réseau social autour de la mode, de la beauté et de la musique. Son groupe cible (majoritairement féminin) y passe beaucoup de temps, achète, commente, partage ses propres photos et vidéos, regarde les événements diffusés en direct et fournit ainsi constamment des données que l’entreprise utilise pour affiner continuellement ses stratégies marketing.15
Selon une étude de l’agence britannique Rouge Media, Shein mise plus que toute autre entreprise sur les «dark patterns», des stratégies de promotion manipulatrices qui provoquent notamment une pression de groupe, poussent la clientèle à acheter dans l’urgence et impliquent le réseau social des consommateurs et consommatrices.16 Cette stratégie connaît un tel succès que d’autres plateformes essaient de la répliquer.17 Ainsi, la lutte pour les parts de marché dans le secteur de la mode devient également un combat pour s’octroyer un maximum de temps d'attention auprès des groupes cibles en ligne.
Le shopping en ligne entre ainsi dans l’ère du «social commerce» et dépasse la dimension de l’achat individuel sur un site web ou une application pleine d’images et de descriptions de produits. Les analystes du secteur y voient l’avenir du commerce en ligne et se réfèrent une fois de plus à la Chine pour appuyer leur thèse: en 2021, un chiffre d'affaires de plus de 400 milliards de dollars aurait été réalisé sur les plateformes de «social commerce».18
Un aperçu des plateformes chinoises révèle un monde où les réseaux sociaux ont totalement fusionné avec le shopping. Taobao Live (un réseau de «social commerce» appartenant à Alibaba et présentant d’innombrables shows de vente en direct), Xiaohongshu (équivalent chinois d’Instagram), Pinduoduo (un réseau pour les achats groupés) ou Douyin (le TikTok original chinois): les achats et paiements sont directement intégrés à toutes les applications, et la timeline des utilisateurs et utilisatrices regorge de publicités provenant non seulement d’entreprises et d’influenceurs et influenceuses professionnel·le·s, mais aussi d’innombrables individus, motivés par d’insignifiantes commissions de vente qui les incitent à inonder leurs connaissances de campagnes publicitaires privées. Hors de Chine également, Facebook, Instagram, TikTok et consorts cherchent à développer les ventes réalisées dans leur application et des détaillants en ligne comme About You ou Amazon testent des formats de shows de vente en direct. Selon les prévisions de l’agence de conseil Accenture, le marché du «social commerce» devrait croître trois fois plus vite que le reste du commerce en ligne et pourrait atteindre un chiffre d’affaires mondial de 1,2 milliard de dollars d’ici à 2025, et la mode pourrait être la catégorie de produits la plus importante (18%).19
Le pouvoir implique-t-il des responsabilités ? Pas vraiment...
Les détaillants en ligne, et en particulier les grandes plateformes, gagnent en pouvoir et en influence sur le marché de la mode, ce qui pourrait aussi être une opportunité. Après tout, les leaders traditionnels de cette industrie ne sont pas vraiment réputés pour l’éthique et la durabilité de leurs produits, ni pour leurs conditions de production. La concentration des plateformes de commerce en ligne pourrait, du moins en théorie, leur donner un rôle de «portier du marché» pour garantir le respect de normes minimales. Elles pourraient s'assurer que seuls des produits répondant à certains critères de durabilité sociale et écologique, ainsi qu’à des exigences de transparence, soient vendus à travers leurs canaux. En tant que gros clients et grandes entreprises de logistique, elles pourraient user de leur influence sur leurs prestataires externes (par exemple dans la livraison de colis ou les centres d'appels) pour établir de bonnes conditions de travail dans ces secteurs.
Notre enquête montre toutefois que dans les faits, c’est rarement le cas. Pour la plupart des entreprises évaluées, nous n'avons quasiment rien trouvé qui suggère qu’elles assument ou reconnaissent les responsabilités de leur rôle de «portier du marché». Plutôt que de fixer des exigences de durabilité ambitieuses pour l’ensemble de leur assortiment, de nombreuses plateformes se contentent simplement de promouvoir une partie de leur offre comme étant plus durable (voir encadré: Filtres de recherche pour produits durables: guide éthique ou greenwashing?).
Notre analyse montre clairement comment de nombreux détaillants en ligne fixent leurs priorités: la croissance du chiffre d'affaires et de la clientèle, ainsi que le développement et le renouvellement constant de l’assortiment passent avant la durabilité des produits, des conditions de production et des modèles d'affaires.
Filtres de recherche pour produits durables: guide éthique ou greenwashing?
Les détaillants en ligne choisissent les articles qui sont vendus sur leur plateforme. Ce rôle de «portier» du marché implique la responsabilité de refuser de commercialiser des produits dont la production a un impact négatif sur les êtres humains ou l’environnement. Or, comme cela va à l’encontre des efforts de développement de l’assortiment et de croissance du chiffre d'affaires, de nombreux détaillants en ligne préfèrent opter pour une autre approche: ils présentent certains de leurs produits dans une catégorie prétendue durable et laissent à leur clientèle le choix de privilégier ou non des articles dont la production est soi-disant plus écologique, par exemple.
Cette stratégie n’a rien de nouveau: des enseignes comme H&M et Zara promeuvent depuis des années des lignes de produits présentées comme durables – Conscious Collection (H&M) ou Join Life (Zara) –, comme un îlot de bonne conscience dans le bourbier de la mode éphémère. Mais en réalité, ces collections ne représentent souvent qu’une manœuvre visant à soigner l’image de la marque, et non un véritable engagement en matière de durabilité, comme le révélait en 2019 notre reportage sur les mauvaises conditions de travail et les salaires de misère dans la production d’un pull de la collection Join Life de Zara.
Les systèmes de filtres pour produits durables utilisés par les plateformes de vente en ligne présentent d’importants risques de greenwashing:
- Le fait de mettre précisément ces catégories en avant donne l’impression que tout l’assortiment est plus ou moins durable, alors qu’aucune exigence stricte n'est imposée à la vaste majorité des produits.
- Les critères pour apparaître dans la catégorie «durable» sont si faibles qu’une grande partie de l’assortiment y est présentée, alors que la production n’est pas ou à peine meilleure que la moyenne du secteur.
- Le mélange, dans une seule et même catégorie, de critères divers et variés (tels que le droit du travail et la protection de l’environnement) et de labels et autres certificats plus ou moins stricts et ambitieux ne permet pas aux consommateurs et consommatrices de percevoir les différences.
Comment les détaillants en ligne utilisent les filtres
Les filtres de recherche sont très populaires chez les détaillants actifs en Suisse. Toutefois, certains présentent de graves manquements en termes de transparence et de traçabilité: chez Asos et Shein, nous n’avons pas compris pourquoi certains produits apparaissaient dans les résultats de la recherche. Rien ne le justifiait dans la description des articles et nous n’avons trouvé aucune explication ni aucun lien vers des informations supplémentaires. Sur le site de Galaxus, nous avons certes trouvé une justification pour la plupart des produits (mais pas tous). Cependant, de nombreux aspects de durabilité sont rassemblés dans une seule et même catégorie. C’est également le cas chez Amazon, qui mélange sous «Climate Pledge Friendly» divers systèmes de certification aux objectifs très différents.
Chez La Redoute, une grande partie des produits classés dans la catégorie durable y figurent uniquement parce qu’ils répondent aux exigences relativement faibles de la certification 100 by Oeko-Tex (absence de produits chimiques nocifs pour la santé). Pour d’autres critères tels que le «Made in Europe», il manque des informations expliquant pourquoi, au-delà des distances réduites, un article est considéré comme durable. Chez About You, Bonprix et Zalando aussi, les produits n’ont parfois que de maigres critères à remplir pour figurer parmi les articles jugés «durables», mais les bases de cette sélection sont au moins clairement stipulées. De plus, des informations parfois détaillées sont données en référence, ce qui permet au moins de comprendre les raisons de ce choix.
Seules quelques entreprises intègrent dans leur filtre des critères de durabilité sociale en plus des considérations écologiques. Nous n’en avons trouvé que chez About You, Galaxus et Zalando. Toutefois, le versement d’un salaire vital ne figure jamais parmi les conditions requises. Or quand une catégorie promet une «production durable» (Galaxus) ou assure mettre le «bien-être des employé·e·s» au premier plan (Zalando), alors les salaires de misère devraient être un critère d’exclusion.
Les autorités politiques doivent façonner le changement structurel
Les grands sites de vente en ligne favorisent les collections diversifiées, les cycles de production courts et les prix bas, l’externalisation de la production et des services, un grand nombre de fournisseurs et les relations commerciales flexibles à court terme. Or ce sont précisément ces pratiques qui figurent parmi les pires facteurs de risque des modèles d’affaires de l’industrie textile mondialisée en matière de violations des droits humains et du droit du travail, de salaires de misère et d’heures supplémentaires excessives ainsi que de gaspillage de matériaux et de ressources.20 Encourager de telles pratiques et rechigner à prendre des mesures pour protéger les êtres humains et l’environnement revient non seulement à agir de manière contraire à l’éthique, mais également à se moquer de la responsabilité des entreprises de respecter les droits humains, ancrée dans les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme et dans le Guide de l’OCDE sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises.21 Les principes directeurs et le guide de l’OCDE ne sont pas juridiquement contraignants, mais ils fixent les standards approuvés à l’international. La Suisse et d’autres grandes économies se sont engagées à exhorter les entreprises à respecter les droits humains. Or il n’est manifestement pas suffisant de les «exhorter» à le faire volontairement.
Quand la majorité des entreprises les plus puissantes et à la croissance la plus forte d’un secteur estiment pouvoir prendre à la légère ou même ignorer totalement leurs responsabilités sociales et écologiques, les autorités politiques ne peuvent plus miser uniquement sur l’approche volontaire. Elles doivent imposer des exigences minimales et des règles contraignantes à toutes les entreprises, afin que les pratiques et modèles d’affaires néfastes ne puissent pas conférer d’avantages concurrentiels. Les autorités ne doivent pas simplement se contenter d’observer passivement la mutation de l’industrie textile; elles doivent au contraire participer activement à ce changement structurel. Il est temps de fixer un cadre juridique clair, en Suisse comme ailleurs, afin que les avancées technologiques de la numérisation dans l’industrie textile ne mènent pas à une concentration du marché entre les mains d’une poignée de grandes entreprises, mais plutôt à des progrès allant dans le sens de l’intérêt public, de bonnes conditions de travail et d’une consommation écologiquement plus durable.
- GfK Switzerland AG (2021): Onlinehandelsmarkt Schweiz 2020, p. 18. À noter que les chiffres de GfK s’appuient sur un sondage réalisé principalement auprès de grandes entreprises, il n'est donc pas exclu que les résultats soient biaisés.
- Carpathia AG (2021): Digital Commerce Schweiz 2021.
- Wölfle, R. & Leimstoll U. (2021): Commerce Report Schweiz Fokus 2021: Epochenwechsel im Vertrieb an Konsumenten.
- Lone, S., Harboul, N. & Weltevreden, J.W.J. (2021): 2021 European E-commerce Report. Version abrégée. Amsterdam/Bruxelles: Amsterdam University of Applied Sciences & Ecommerce Europe, p. 9.
- La Poste Suisse SA (2021): Enquête auprès de la clientèle 2021: Baromètre de l’e-commerce suisse. Une étude B2C de la Poste et de la Haute école de gestion de Zurich (HWZ). P. 12
- Données de l’OFS, statistiques du commerce de détail. Les statistiques ne présentent pas de manière séparée les valeurs pour le commerce de vêtements en ligne ; les chiffres font référence de manière globale à la vente au détail sur éventaires et marchés ainsi que par correspondance et en ligne, sachant que le commerce en ligne en constitue une grande partie.
- Voir à ce sujet le Luzerner Zeitung (2020) H&M schliesst im kommenden Jahr 250 Shops – einige davon vielleicht auch in der Schweiz, 01.10.2020 et Handelsblatt (2021) C&A will im kommenden Jahr 13 Filialen schließen, 26.11.2021.
- H&M Group (2021): Rapport annuel 2020.
- Des entreprises comme Primark ou la suisse Chicorée figurent parmi les rares exceptions qui n’ont pas encore de boutique en ligne mais uniquement des vitrines numériques.
- Mitchell, S. (2021): Amazon’s Toll Road. How the Tech Giant Funds Its Monopoly Empire by Exploiting Small Businesses. Institute for Local Self-Reliance (éd.), décembre 2021.
- Edelstein, J. (2019): Amazon is Crushing Google When It Comes to Product Searches, CivicScience, 17.10.2019.
- Edelstein, J. (2019): Amazon is Crushing Google When It Comes to Product Searches, CivicSience, 17.10.2019.
- Zalando SE (2021): Zalando The starting point for fashion. Investor Factbook, avril 2021, p. 4.
- Zalando SE (2021): Conférence de presse annuelle 2021, présentation du PDG, p. 16.
- Apptopia (2021): Shein accelerates app growth, further distancing itself from competitors, DFD News, 03.05.2021.
- Rouge Media (2021): Shein ranked most manipulative fast fashion brand in our dark patterns study, Stuart Taylor, 20.10.2021.
- Alibaba a par exemple lancé à l’été 2021 la nouvelle plateforme allyLikes, qui reprend des éléments de Shein et cherche à enrôler des influenceurs et influenceuses pour son marketing sur les réseaux sociaux.
- Accenture (2022): Why the future of shopping is set for a social revolution, 02.01.2022.
- Accenture (2022): communiqué de presse, 04.01.2022.
- Voir à ce sujet notamment le Guide OCDE sur le devoir de diligence applicable aux chaînes d'approvisionnement responsables dans le secteur de l'habillement et de la chaussure, p. 48f.
- Les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme définissent comment prévenir les violations de droits humains perpétrés dans des contextes économiques et comment y remédier. Ils soulignent la responsabilité des entreprises de respecter les droits humains. Le guide de l’OCDE concrétise ces principes et leur signification dans les activités commerciales.