«Si c'est dangereux pour une population, ce le sera aussi pour une autre.» Diquat: un pesticide interdit de Syngenta responsable d’intoxications au Brésil
Naira Hofmeister, Laurent Gaberell und Crispin Dowler, 22 janvier 2025
Quand la moitié de son corps s’est paralysée après une journée de travail dans les champs de sa petite exploitation, Valdemar Postanovicz a cru à une attaque cérébrale.
«Toute la moitié droite de mon corps était paralysée. Je ne sentais plus mon pied ni ma main. Ma bouche se tordait sur la droite», se souvient-il.
Les symptômes qu’il présentait étaient en fait ceux d’une intoxication aiguë aux pesticides. Postanovicz avait été accidentellement exposé au Reglone, un puissant herbicide à base de diquat, alors qu’il désherbait ses terres dans un village isolé du sud du Brésil en 2021.
«Cela n’est arrivé qu’une seule fois dans ma vie, mais je me suis senti si mal que je ne l’ai plus jamais utilisé », explique-t-il à Public Eye et Unearthed. Depuis lors, il désherbe ses champs de haricots et de tabac à la main.
Postanovicz fait partie des agriculteurs et agricultrices – dont le nombre ne cesse de croître – à avoir souffert d’une intoxication aiguë au diquat dans l’État du Paraná, la première région agricole du Brésil, et plus grande consommatrice de cet herbicide.
Après l’interdiction du tristement célèbre paraquat en 2020, l’utilisation du diquat, dont la composition chimique est très proche, a grimpé en flèche dans le pays. Entre 2019 et 2022, les ventes de diquat au Brésil sont passées d’environ 1400 tonnes à près de 24'000 tonnes par an, soit une augmentation de 1600%.
L’un des produits les plus populaires est le Reglone, un herbicide de Syngenta contenant 200 g/l de diquat, que la multinationale suisse fabrique sur son site d’Huddersfield, dans le nord de l’Angleterre. L’utilisation du diquat est interdite sur le sol helvétique, ainsi que dans toute l’Union européenne (UE), en raison d’un «risque élevé» pour les agriculteurs et agricultrices et les personnes vivant près des champs. Mais Syngenta continue de le vendre au Brésil et dans de nombreux autres pays à revenu plus faible, où les risques sont bien souvent plus élevés.
La loi autorise même le géant bâlois à continuer de fabriquer cet herbicide au Royaume-Uni et à l’exporter vers des pays à la législation moins stricte, alors que son utilisation est interdite sur le sol britannique. L’année dernière, Syngenta a ainsi exporté plus de 5000 tonnes de diquat depuis le sol britannique, dont plus de la moitié (2661 tonnes) étaient destinées au Brésil.
L’utilisation du diquat a augmenté de manière particulièrement fulgurante dans le Paraná. Et les autorités commencent maintenant à observer une hausse des cas d’intoxication. Alors que seuls deux cas d’intoxication au diquat avaient été recensés en 2020 et 2021, six cas ont été notifiés en 2022 puis neuf en 2023. Selon les spécialistes, ces statistiques officielles ne représentent probablement que la partie émergée de l’iceberg. La plupart des cas d’empoisonnement aux pesticides ne sont pas déclarés faute d’accès à des soins dans les zones reculées ou par peur de représailles des employeurs.
«Ces chiffres ne reflètent qu’une petite partie de la réalité, souligne Marcelo de Souza Furtado du département de la santé de l’État du Paraná. Selon l’Organisation mondiale de la Santé, pour chaque empoisonnement déclaré, il y a 50 cas qui ne sont pas signalés. Les autorités ne connaissent pas l’ampleur réelle des intoxications aiguës aux pesticides dans l’État, mais le problème est important.»
C’est en 2023 que M. Furtado a remarqué pour la première fois que les notifications d’empoisonnements au diquat commençaient à remplacer celles liées au paraquat.
«Nous sommes inquiets», réagit-il quand nous l’informons que le produit est interdit sur le continent européen. «S’il est déjà interdit dans d’autres pays, cela montre bien qu’il est très toxique.»
Le produit phare de Syngenta, le Reglone, est le plus souvent cité dans les cas d’empoisonnement au diquat au Brésil. Sur les 36 cas que le ministère de la Santé a répertoriés dans le pays entre 2018 et 2022, le Reglone est cité 30 fois, soit dans 83% des cas.
«Je ne savais pas qu’ils ne l’utilisent pas dans leur pays», s’étonne Darley Corteze, jeune agriculteur de Pérola d’Oeste, dans la région occidentale du Paraná. Corteze a souffert d’une intoxication aiguë au diquat en 2023 pendant qu’il travaillait dans les champs de soja qui entourent la maison de ses parents. «Ils le fabriquent, l’envoient à l’étranger [mais] ne l’utilisent pas, déplore- t-il. Maintenant, je vais essayer d’éviter de l’utiliser, sauf si je n’ai pas d’autre choix.»
Contacté par Public Eye et Unearthed, un porte-parole de Syngenta déclare que les besoins agricoles différaient à travers le monde et que «l’utilisation de produits agrochimiques est basée sur l’évaluation par les gouvernements nationaux des risques et des avantages pour l’utilisation dans leur propre pays».
«Sur cette base, poursuit-il, dans certains cas, les sites de production de Syngenta basés au Royaume-Uni fournissent des produits qui ne sont plus disponibles ou nécessaires dans le contexte national britannique, mais qui sont jugés nécessaires pour des raisons agronomiques et agricoles par les agriculteurs et les organismes de réglementation du pays importateur.»
Il explique à Public Eye et Unearthed que les herbicides comme le diquat sont des «outils essentiels» pour pratiquer la culture sans labour, une méthode qui consiste à cultiver sans perturber le sol, et que le diquat est également utilisé comme dessiccant avant la récolte sur les cultures de soja brésiliennes. Cette utilisation a permis de «programmer avec précision les récoltes et les plantations ultérieures», et d’avoir ainsi «deux récoltes par an sur la même terre, augmenter la productivité agricole et réduire la pression exercée pour défricher de nouvelles zones à cultiver».
«Syngenta est très au fait de toutes les réglementations pertinentes, ajoute-t-il, et respecte strictement ces réglementations dans la production, la vente et le transport de nos produits de protection des cultures.»
Un travail dangereux
Le diquat a été interdit dans l'UE, en Suisse et au Royaume-Uni en raison du «risque élevé» qu’il présente pour les personnes qui résident et passent à proximité des champs où il est épandu. Mais les autorités ont également évoqué des préoccupations relatives aux risques pour les personnes qui manipulent le produit. Dans l’un des scénarios, qui évaluait les risques liés à la pulvérisation du diquat dans les champs à l’aide d’un tracteur, l’Agence européenne de sécurité des aliments a conclu que l’exposition du personnel agricole dépasserait de plus de 4000% le maximum acceptable, et ce même en portant tout l’équipement de protection individuelle requis.
Au Brésil, Syngenta recommande aux personnes qui utilisent son produit phare, le Reglone, de porter une combinaison de protection, des bottes et des gants résistants aux produits chimiques, ainsi qu’un casque, une protection oculaire et un masque respiratoire.
Mais dans les petites exploitations brésiliennes, on n’a pas toujours conscience de l’importance des équipements de protection individuelle, reconnaît Marcelo de Souza Furtado. Et la chaleur et l’humidité rendent leur utilisation régulière difficile.
«L’utilisation des équipements de protection individuelle s’améliore chez les agriculteurs de la région, mais elle reste un grand défi culturel et pratique», constate-t-il. «Beaucoup d’agriculteurs et de travailleurs agricoles ne les utilisent pas du tout, ou portent seulement une partie de l’équipement.»
Darley Cortezeétait l’un deces travailleurs.Il nous explique que, bien qu’il portait un équipement de protection individuelle complet – y compris des gants et une combinaison – il n’a pas mis de visière.
«Il fautla laver sans arrêt et on ne peut pas bien voir ce qu’on fait avec ce plastique devant les yeux.»
Corteze raconte que la douleur qu’il a ressentie après son empoisonnement accidentel au diquat n’était pas normale, quelque chose qu’il n’avait «jamais ressenti auparavant». Plus d’une année après, il a toujours un peu mal à la tête quand il utilise le produit.
Ses parents se méfient désormais des pesticides. Ils vivent encore dans la petite maison où il a grandi, aux abords d’un grand champ de soja.
«Quand des pesticides sont pulvérisés, on doit se calfeutrer à l’intérieur, boucher les trous sous les portes, fermer les fenêtres… pour empêcher l’air empoisonné d’entrer dans la maison», nous confie sa mère, Joselaine. «L’odeur nous monte directement à la tête, les maux de tête commencent, la nausée.»
Parfois, ce sont les équipements de protection qui sont inefficaces. Quand Fábio Souza était en train de préparer l’équipement pour épandre du Reglone sur les champs de soja de son patron en avril 2023, il affirme qu’il portait une visière pour se protéger.
«Mais le liquide est passé par en dessous et a atteint mon œil», détaille-t-il à Public Eye et Unearthed.
Souza a encore des séquelles aujourd’hui, notamment une sensation de brûlure les jours ensoleillés. Le nom de Souza a été modifié pour protéger son identité, car il craint des représailles de la part de son employeur pour avoir parlé aux médias.
«Je vois moins bien depuis, ma vision est parfois floue», déplore-t-il. «Nos yeux sont précieux. Si on perd la vue, tout disparaît, tout devient sombre, le monde nous échappe.»
Il utilise toujours du Reglone mais, par crainte des dérives de pulvérisation, il en applique seulement pendant que ses enfants sont à l’école. Sa maison se trouve à 100 mètres des champs.
«Après l’accident, j’ai commencé à faire encore plus attention quand j’utilise des pesticides. J’ai vraiment peur de les manipuler. C’est dangereux», nous confie-t-il.
Selon les spécialistes, les risques sont particulièrement élevés dans les petites exploitations, où les pesticides sont souvent épandus à la main.
«Le plus grand risque d’intoxication est pour la personne qui applique le pesticide», explique Renato Young Blood, directeur de l’Agence de défense de l’agriculture du Paraná (Adapar). «C’est probablement la raison de ces intoxications dans des cultures qui sont plus courantes dans l’agriculture familiale, où l’on utilise des équipements de pulvérisation de moindre technologie et où la personne qui applique [le pesticide] est plus exposée.»
Postanovicz exploite l’une de ces petites fermes: il vit dans une maison modeste de trois pièces, dans une zone reculée du Paraná. Les petites exploitations comme la sienne sont extrêmement répandues dans la région. Postanovicz cultive suffisamment de fruits et de haricots pour se nourrir, et fait pousser quelques plants de tabac pour payer ses factures. Il travaille seul sur ses 35 hectares et utilisait un pulvérisateur à dos pour appliquer du Reglone.
«Le Reglone est un produit très puissant, s’il touche un plant de tabac, il le tue [immédiatement]», nous dit-il. Comme Darley Corteze, il portait un pantalon de protection, des bottes et des gants, mais pas de visière. «Quand on respire, la condensation sur le plastique empêche de bien voir. C’est dangereux: on risque de trébucher et de se blesser.»
Postanovicz nous raconte que les symptômes ont commencé après sa douche en fin de journée, après le travail. Sa vue est devenue floue, sa jambe et son bras droit se sont engourdis et sa main droite s’est mise à trembler. Aujourd’hui encore, l’odeur du Reglone déclenche en lui une réaction viscérale:
«Je la déteste. Je la sens quand quelqu’un en utilise même loin d’ici, c’est horrible.»
Du poison à portée de main
L’exposition accidentelle lors de l’application n’est pas le seul risque auquel sont confrontées les personnes qui travaillent avec des pesticides dangereux. La disponibilité même de ces produits toxiques dans les communautés rurales, et le fait qu’ils soient facilement accessibles, présente ses propres risques. Entre 2010 et 2019, 138 personnes ont perdu la vie au Brésil après une intoxication au paraquat, selon une analyse des données officielles réalisée par l’Université fédérale de Ceará. Parmi ces cas, 129 ont été classés comme des suicides.
Le paraquat est mortel en très petites quantités: une seule gorgée peut tuer et il n’existe aucun antidote. Cela le rend extrêmement dangereux.
Selon des spécialistes, l’accès à un tel produit constitue en soi un risque de santé publique en raison de la forte probabilité qu’une ingestion accidentelle ou intentionnelle, dans un geste impulsif, entraîne la mort.
Des signes montrent aujourd’hui qu’alors que le diquat remplace le paraquat, il est aussi de plus en plus employé dans des tentatives de suicide. Entre 2018 et 2022, le Brésil a officiellement répertorié 36 cas d’empoisonnement au diquat. Près de la moitié d’entre eux (17) étaient des tentatives de suicide, dont quatre ont entraîné la mort. Les chiffres pour 2023 ne sont pas encore disponibles.
Au Paraná, nous avons parlé à la famille de Luiz Patalo, petit exploitant de Prudentópolis qui a perdu la vie en février 2019 des suites d’un empoisonnement au diquat.
«Il était 18 h quand il est entré dans la cuisine en disant qu’il avait bu du Reglone», se souvient sa mère, Elza, les larmes aux yeux. «Le lendemain matin, il était mort.»
«Il a fait un arrêt cardiaque et ils n’ont pas réussi à le sauver, ajoute sa sœur Luciana. Les médecins ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais l’effet du pesticide était trop fort.»
Selon Elza, Luiz ne présentait aucun signe de dépression. C’était un homme heureux, toujours le sourire aux lèvres, qui s’entendait bien avec sa communauté.
«On ne se serait jamais attendu à ça, c’était une personne joyeuse.» Mais quand il est rentré ce soir-là, il s’était disputé avec un voisin qui avait bu de l’alcool lors d’une fête, et la discussion a dégénéré. «Il était vraiment en colère», se souvient sa mère. Et il est alors passé à l’acte, dans un geste que sa famille considère comme une décision impulsive. Le produit à base de diquat était conservé dans «une petite armoire fermée à clé» dans le jardin derrière la maison.
«Je pense que s’il n’avait pas eu accès au pesticide, la situation pourrait être différente aujourd’hui, parce que c’était facile pour lui de se le procurer et d’en boire», regrette Luciana.
Selon le professeur de toxicologie clinique Michael Eddleston, spécialiste des intoxications aux pesticides à l’Université d’Édimbourg, ces circonstances ne sont pas inhabituelles: les personnes qui ingèrent des pesticides agissent souvent sur une impulsion passagère, plutôt qu’en conséquence d’un désir profond de se donner la mort. Et ingérer un liquide peut sembler beaucoup plus facile et moins violent que d’autres méthodes. Mais des produits à la toxicité si aiguë que le paraquat et le diquat ne pardonnent pas.
«On ne devrait pas considérer les personnes qui ingèrent des pesticides comme des personnes qui veulent se tuer», commente le professeur. «Elles ne cherchent souvent pas à se tuer. Elles s’empoisonnent pour communiquer. Et elles le font avec ce qui est disponible.»
«C’est un moyen de communication. Une personne en colère, stressée, peut croire que c’est le seul moyen de communiquer à son entourage à quel point une situation l’a touchée et blessée.»
C’est pourquoi, selon Eddleston, le taux de mortalité peut fortement baisser si l’on remplace des pesticides extrêmement dangereux par des alternatives moins toxiques. Le Sri Lanka, par exemple, avait la triste réputation d’avoir le plus haut taux de suicide au monde au début des années 1990. Mais les restrictions et interdictions de pesticides ont permis de faire baisser les chiffres de plus de 70% depuis 1995.
De même, des recherches menées en Chine ont montré que l’interdiction de certains pesticides extrêmement toxiques a contribué à une baisse substantielle du taux de suicide dans le pays entre 2006 et 2018. «Si ces produits chimiques n’étaient pas présents dans les maisons pour des raisons professionnelles, les gens ne mourraient pas», ajoute Eddleston.
La tentative de suicide de Fernanda Characovski avec du Reglone et un autre pesticide n’était pas planifiée non plus. Characovski avait récemment déménagé avec son compagnon pour travailler dans la ferme de sa famille. Le travail était épuisant et elle se sentait isolée – elle n’avait pas de voisins et ne s’entendait pas toujours bien avec la famille de son partenaire.
Elle a ingéré des pesticides après «une vilaine dispute» avec son partenaire de l’époque. C’était, selon elle, «un geste impulsif».
«[C’était] un moment de colère. Je voulais me venger», nous confie-t-elle. «C’était un geste de détresse, mais je ne lui en veux pas non plus. Comme je l’ai déjà dit, je pense que mon état psychique était déjà très perturbé, c’était aussi à cause d’une légère dépression.»
Characovski a passé deux semaines à l’hôpital, dont plusieurs jours aux soins intensifs. L’empoisonnement lui a laissé des séquelles: elle ne peut plus manger certains aliments. «Le pesticide a brûlé mon estomac.»
Elle parle ouvertement de sa tentative de suicide, et affirme que la facilité d’accès au produit a été un facteur déterminant.
«Je pense que, quand on bouillonne de l’intérieur, on agit sans réfléchir et, lorsqu’on est déprimé, on agit sans s’en rendre compte sur le moment, comme si on ne ressentait rien», explique-t-elle à Public Eye et Unearthed. «Si je n’avais pas eu accès au pesticide, je n’aurais pas tenté de me suicider. Je n’aurais pas eu le courage de me jeter dans une fournaise, n’est-ce pas?»
Le Brésil n’est pas le seul endroit où les cas d’empoisonnement mortel au diquat sont en hausse. La Chine a interdit le paraquat en 2016 et, depuis, le diquat est très souvent utilisé comme alternative. Selon Eddleston, les médecins ont signalé des centaines de décès dus à un empoisonnement au diquat en Chine depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction du paraquat. Des études font état de taux de mortalité allant de 17% à 60%.
Eddleston relève que le diquat est maintenant vendu par Syngenta et d’autres fabricants sous forme de formulations liquides contenant 200 g/lde la substance, soit le même genre de formulations sous la forme desquelles le paraquat était commercialisé. Selon lui, ces formulations reproduisent «les propriétés les plus dangereuses du paraquat», dont sa facilité d’absorption et l’absence d’antidote.
À ce jour, le nombre de décès dus au diquat recensés au Brésil ou en Chine n’est pas comparable à celui des morts causées par le paraquat. Toutefois, Eddleston est convaincu que les formulations de diquat qui sont actuellement commercialisées sont «bien trop dangereuses pour être mises entre les mains de petits exploitants agricoles».
«Une seule gorgée suffit à entraîner la mort. Et cela peut arriver par accident», ajoute-t-il.
«Ce n’était pas un problème il y a dix ou vingt ans. Mais, aujourd’hui, on voit bien que cela pose problème. Et c’est nouveau, cela a changé depuis que le diquat a remplacé le paraquat.»
Le nouveau paraquat
Numéro un mondial dans la production de soja, de canne à sucre, de café et d’oranges, le Brésil est l’un des plus gros consommateurs de pesticides au monde, et les volumes ne font que croître d’année en année. Mais l’augmentation de l’utilisation du diquat est tout à fait exceptionnelle: alors qu’il n’était que rarement utilisé au Brésil, il est devenu l’un des dix pesticides les plus vendus dans le pays. Dans l’ensemble, l’utilisation des pesticides a augmenté de30% entre 2019 et2022 auBrésil, celle du diquat de1600%.
Cet essor vertigineux a été occasionné par l’interdiction du paraquat. Selon l’ANVISA, l’organisme de réglementation sanitaire du pays, cette interdiction a été décidée pour quatre raisons: la gravité des cas d’empoisonnement, le fait que l’exposition du personnel agricole dépasse les niveaux acceptables même lorsque les équipements de protection sont utilisés, le potentiel mutagène du produit et les études établissant un lien entre le paraquat et la maladie de Parkinson.
Désormais, face à l’augmentation exponentielle de l’utilisation du diquat, et alors que celui-ci a été banni des sols européens, de plus en plus de voix s’étonnent du fait que ce proche parent du paraquat soit toujours présent sur le marché brésilien.
«Le paraquat et le diquat sont pratiquement la même molécule», déclare Marcos Andersen, agronome au département de la santé de l’État du Paraná. «Leur mode d’action est le même, et le diquat aurait aussi dû être interdit.»
En 2024, les autorités sanitaires du Paraná ont pour la première fois inclus le diquat dans leurs tests annuels de résidus de pesticides dans les aliments. «Nous sommes inquiets de l’augmentation de l’utilisation de cette substance», ajoute Marcos Andersen.
Il est toutefois peu probable que les autorités brésiliennes imposent une restriction du diquat dans un avenir proche.
«L’ANVISA est en train de réévaluer la situation et mène un processus interne pour savoir quel pesticide est le plus problématique, mais le processus n’en est qu’à ses débuts», commente Gamini Manueera, expert de l’Université d’Édimbourg qui a dirigé l’organisme de réglementation des pesticides au Sri Lanka.
Et le Brésil a adopté un ensemble de lois favorable à l’agro-industrie: surnommé «paquet empoisonné», il affaiblit le rôle des agences sanitaires et environnementales dans la réglementation des pesticides, et facilite le processus d’homologation des pesticides.
«La législation a commencé à devenir un peu plus permissive et laxiste lorsqu’il s’agit d’autoriser des produits agrochimiques, explique Marcelo de Souza Furtado. De nombreux nouveaux pesticides ont été introduits et nous ne savons toujours pas à quel point ils peuvent être nocifs pour la santé humaine.»
D’autres estiment que cette nouvelle législation fait peser une plus grande responsabilité sur les pays du Nord et leurs entreprises, afin qu’ils cessent de vendre et d’exporter au Brésil des pesticides interdits comme le diquat.
«Le Brésil a approuvé en 2023, avec le soutien des entreprises de l’agrochimie, une nouvelle loi sur les pesticides qui rend l’approbation et l’utilisation de pesticides encore plus flexibles», analyse Alan Tygel, porte-parole de la Campagne brésilienne contre les produits agrotoxiques et pour la vie. «Dans ce contexte, les pays européens qui produisent et exportent au Brésil des pesticides interdits sur leurs propres sols doivent assumer leurs responsabilités et arrêter de nous envoyer des produits qui sont trop dangereux pour être utilisés chez eux.»
Syngenta rétorque que chaque pays a le droit souverain de décider quels pesticides sont nécessaires dans ses exploitations. «En exportant des produits depuis le Royaume-Uni, Syngenta respecte la souveraineté et les directives du pays importateur, satisfait à toutes les exigences réglementaires internationales, y compris le consentement préalable en connaissance de cause, et fournit des informations détaillées dans le pays afin de promouvoir une application sûre par les utilisateurs», déclare le porte-parole de l’entreprise.
L’entreprise ne produirait des pesticides que dans quelques endroits du monde afin de s’assurer que les composés soient «de la plus haute qualité», et le fait de bloquer l’accès à «des produits de haute qualité et autorisés encourage un marché de produits contrefaits et illégaux – dont beaucoup sont produits par des organisations criminelles sophistiquées utilisant des ingrédients nocifs et non réglementés, ce qui expose les agriculteurs à un risque encore plus grand».
«Chaque année, Syngenta forme des centaines de milliers de personnes à l’utilisation sûre de ses produits, ajoute-t-il. Cette année, nous prévoyons de former plus de 55’000 personnes rien qu’au Brésil.»
Mais pour Marcos Orellana, rapporteur spécial des Nations unies sur les produits toxiques et les droits humains, «le fait que Syngenta vende [dans ces pays] des pesticides interdits alors qu’il est de notoriété publique que cela entraîne de graves violations de droits humains montre les limites des principes directeurs volontaires pour une conduite responsable des entreprises multinationales». Le représentant de l’ONU considère l’exportation de pesticides interdits vers les pays du Sud comme une forme d’«exploitation moderne».
«Il semble que, pour les pays qui produisent et exportent des pesticides interdits, la vie et la santé des habitants des pays importateurs n’ont pas la même valeur que celles de leurs propres citoyens», déplore-t-il.
Un sentiment partagé par la plupart des agriculteurs et agricultrices du Paraná à qui Public Eye et Unearthed ont pu parler.
«Je pense qu’il est immoral d’interdire un pesticide dans un pays et de l’envoyer chez nous», déclare Luciana Patalo, qui a perdu son frère Luiz à cause d’un empoisonnement au diquat. «Si le produit est trop dangereux pour une population, alors il l’est aussi pour une autre.»