Pologne
On lui a fait une injection et tendu un billet de 20 zloty, soit 8 francs environ. Pas un mot de plus. Personne ne lui a parlé de la grippe aviaire. On lui a simplement laissé croire qu’il s’agissait d’un vaccin ordinaire contre la grippe saisonnière. C’est ainsi que Grzegorz S., âgé aujourd’hui de 58 ans, se souvient des faits survenus en 2007 dans une clinique de la ville polonaise de Grudziadz, située au milieu de nulle part entre Varsovie et Dantzig. Grzegorz était alors un des résidants du foyer de sans-abris. Démuni et appâté par la perspective de gagner quelques sous, il avait décidé de s’y rendre. S’il avait su qu’il s’agissait d’un essai clinique, il n’y aurait pas participé, a-t-il confié à Public Eye en 2016.
En février et en mars 2007, un médicament expérimental – l’antigrippal Aflunov (Fluad-H5N1) – était testé à Grudziadz sur quelque 350 personnes. La série d’essais V87P4 était censée prouver l’efficacité de ce vaccin prépandémique contre le virus H5N1, mieux connu sous le nom de « grippe aviaire ». La maladie sévissait alors en Asie du Sud-Est et représentait un énorme potentiel commercial pour les entreprises pharmaceutiques : par crainte d’une pandémie, de nombreux gouvernements voulaient assurer leur approvisionnement en vaccins, un marché extrêmement juteux – surtout pour l’entreprise qui obtiendrait, en premier, l’autorisation de commercialiser un vaccin efficace contre la grippe aviaire.
À la va-vite
Il était donc urgent de tester l’innocuité et l’efficacité de l’Aflunov. L’organisme de recherche mandaté par Novartis pour réaliser l’essai clinique en Pologne avait également conscience de l’urgence de la situation. Des contrats ont donc été signés à la va-vite dans la clinique de Grudziadz, l’une des 23 où le vaccin était testé en Pologne, en République tchèque et en Lituanie. L’équipe médicale avait chargé le personnel soignant de trouver des personnes disposées à participer au test aussi vite que possible. Des patients de la clinique, des membres de leur famille et des connaissances ont d’abord été vaccinés. Et, quand il n’a plus été possible d’en trouver d’autres dans leur entourage, un toxicomane connu de toute la ville a été chargé de recruter des cobayes dans le foyer de sans-abris Frère Albert. Parfois, le personnel soignant a lui-même signé les déclarations de consentement et, dans certains cas, a même empoché une partie de l’indemnité qui devait revenir aux personnes qui acceptaient de participer à l’essai.
Peines de prison et amendes
C’est par hasard que la police a eu vent de l’histoire à la suite d’une bagarre entre des résidents du foyer au sujet du montant reçu pour leur participation. Selon le directeur du foyer, environ 20 résidents sont décédés, cette année-là, un chiffre nettement supérieur à la normale. Il ne sait pas si cela avait un rapport avec les essais cliniques, mais il pense qu’il est possible que les vaccins aient eu des conséquences pour les sans-abri. Il a donc demandé au Parquet d’ouvrir une enquête. Sa demande a été rejetée sous prétexte qu’une expertise médicale aurait prouvé que le vaccin n’était pas nuisible pour la santé. Le médecin à l’origine de l’expertise citée par le Parquet avait été payé par Novartis.
Par la suite, l’étude en question a été invalidée par les autorités européennes compétentes. Pourtant, un procès a bien eu lieu. Le Parquet a ouvert une procédure contre les médecins et les infirmières du cabinet pour falsification de documents et enrichissement abusif. En novembre 2014, ils ont été condamnés à une amende et à une interdiction de pratiquer. Le procureur a estimé que les commanditaires de l’étude avaient subi un préjudice. Le personnel du cabinet n’aurait pas respecté les termes du contrat qui le liait à Novartis et à son sous-traitant polonais. Ce dernier a même obtenu une promesse de dédommagement. Les sans-abri, eux, n’ont reçu aucune indemnisation. Les avocats du personnel soignant de la clinique font appel.
En janvier 2017, peu avant l’échéance du délai de prescription de l’affaire, la Cour d’appel de Dantzig rendait son jugement : six infirmières et trois médecins étaient déclarés coupables de falsification de documents et d’enrichissement illicite, et écopaient d’amendes et de peines de prison avec sursis.
Quelle responsabilité pour Novartis ?
Les tribunaux polonais ont fait porter toute la responsabilité de l’affaire au personnel de la clinique. Une décision étonnante puisque, d’une part, les médecins et le personnel soignant étaient soumis à de fortes pressions et, d’autre part, les directives internationales stipulent que le sponsor d’un essai clinique est responsable de son bon déroulement. Il lui revient notamment de s’assurer que les personnes disposées à participer à un essai clinique soient suffisamment informées de son déroulement et puissent ainsi donner leur consentement éclairé. Or, les tribunaux polonais ont même accordé un dédommagement à l’entreprise qui représentait Novartis, au motif qu’elle avait subi un préjudice de la part de la clinique. Les participants à l’essai n’ont en revanche rien reçu : aucune réparation pour atteinte au droit de la personne, aucun dédommagement pour les problèmes de santé occasionnés.
Grzegorz S. réclame aujourd’hui au géant bâlois 50 000 francs de dommages et intérêts, et au moins 50 000 francs au titre du partage des bénéfices – Novartis ayant entre-temps vendu à prix fort sa division vaccins. Afin d’interrompre le délai de prescription, son avocat zurichois a fait une demande de mise en poursuite du groupe bâlois pour un montant de cinq millions de francs. Pour l’avocat, il est évident que le sponsor doit également répondre du comportement des personnes qui l’aident à réaliser le test – dans ce cas, l’organisme mandaté pour mener la recherche, les médecins et l’équipe soignante. Cela est inscrit dans la loi, en Pologne comme en Suisse.
Si la plainte aboutit, la décision pourrait faire date pour les dizaines de milliers de personnes qui participent actuellement à des essais cliniques de Novartis à travers le monde. Car il est essentiel que le géant bâlois assume ses responsabilités et prenne, à l’avenir, toutes les mesures qui s’imposent pour garantir la protection des personnes qui participent à ses tests de médicaments.
Si la plainte aboutit, la décision pourrait faire date pour les dizaines de milliers de personnes qui participent actuellement à des essais cliniques de Novartis à travers le monde. Car il est essentiel que le géant bâlois assume ses responsabilités et prenne, à l’avenir, toutes les mesures qui s’imposent pour garantir la protection des personnes qui participent à ses tests de médicaments.
Derniers développements
Novartis a refusé un accord à l’amiable avec Grzegorz S. lors de la tentative de conciliation qui s’est tenue en juillet 2017 auprès du tribunal civil de Bâle. La procédure judiciaire suit son cours – Public Eye n’est pas formellement impliquée dans le volet judiciaire mais suit l’affaire de près.
Pour en savoir plus:
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Communiqué de presse: Essais cliniques en Egypte: Roche et Novartis enfreignent les standards éthiques (22.6.2016)
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Beobachter: Des médicaments testés sur des sans-abris en Pologne (3.3.2017)
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Magazine des Public Eye: Grzegorz S. contre Novartis: un Polonaise sert de cobaye à son insu (19.6.2017)
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RTS: Novartis est visé par une plainte d'un sans-abri polonais (13.7.2017)