Du courage à l’opportu­nisme: l’incohérence de la Suisse face à la guerre en Ukraine

Lorsque la Russie a envahi l'Ukraine il y a trois ans, il semblait évident que toute l'Europe serait concernée. La Suisse, qui est l'une des plus importantes places financières et de matières premières au monde, ne fait pas exception. Au contraire. Terre d’accueil de nombreux oligarques et place mondiale du commerce de charbon et de pétrole russes, dont la vente alimente directement le trésor de guerre de Poutine, notre pays a une responsabilité politique particulière.

Zurich, Lausanne, 24 février 2025

Suite à l'invasion de l'Ukraine, le 24 février 2022, la principale réaction politique de la Suisse a été la reprise des sanctions adoptées par l'Union européenne (UE) contre la Russie. À ce jour, 15 paquets de sanctions ont été promulgués. La Suisse les a tous suivis, à une notable exeption près. Mais elle refuse de les appliquer de manière cohérente.

Nombre de ces mesures concernent directement la place helvétique du négoce de matières premières qui, pendant des décennies, a été étroitement liée aux entreprises russes et à leurs propriétaires, dont la fortune se compte souvent en milliards. La détermination de la Suisse à appliquer les sanctions et son efficacité sont un indicateur du sérieux avec lequel le Conseil fédéral et le Parlement soutiennent la coalition en faveur de l’Ukraine. Cela reflète par ailleurs le degré d'intégrité et de transparence de la place helvétique du négoce de matières premières, qui est régulièrement entachée de scandales. Les tergiversations observées depuis 2022 montrent que les politiques préfèrent toujours fermer les yeux, d’autant plus lorsque les sanctions font face à des vents contraires.

D’abord hésitante, la Suisse s’engage sur la bonne voie

Trois jours après l'invasion, le ministre de l'Économie Guy Parmelin espérait encore pouvoir poursuivre la stratégie adoptée par la Suisse depuis l'annexion de la Crimée huit ans plus tôt: ne reprendre aucune des sanctions de l’UE, déjà nombreuses à l'époque, mais empêcher qu’elles ne soient contournées via la Suisse. À l’époque, les banques n’étaient par exemple pas tenues de bloquer les comptes des personnes sanctionnées, mais elles devaient juste le notifier. Le 28 février, cette politique de l'autruche a volé en éclats face à l’ampleur croissante de l'attaque russe contre l'Ukraine, qui a fortement accentué la pression sur la Suisse, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

Le Conseil fédéral s'est alors pleinement rallié aux sanctions.

© Shutterstock
Peu après l'invasion, le soutien à l'Ukraine dans la société civile et en politique était important: jusqu'à 20 000 personnes ont manifesté pour la paix le 26 février 2022 à Berne.

Parmi les premières mesures que la Suisse a reprises de l'UE figuraient le gel des avoirs et des interdictions d’entrée sur le territoire prononcés à l’encontre de certaines personnes physiques.  Une interdiction d'importer des produits en provenance des territoires occupés a également été édictée. Le blocage des avoirs visait en particulier l'élite économique russe, qui s'était en grande partie enrichie grâce à la privatisation d'entreprises de matières premières autrefois publiques, après l'effondrement de l'Union soviétique.

En réaction aux atrocités commises à Boutcha, l'importation et le commerce de charbon russe ont été prohibés début avril. Des mesures similaires ont ensuite été prises pour le pétrole, l'or et les diamants. Celles-ci ont eu un impact direct sur la place suisse du négoce de matières premières. Pour la première fois, les négociants domiciliés en Suisse ont été confrontés à des  garde-fous restreignant des activités commerciales essentielles et lucratives.

La centrale à charbon de Poutine à Zoug: toujours en activité? 

L’exemple du charbon illustre bien l’impact des sanctions pour le secteur. Au début de l'invasion, 75% des exportations russes de cette énergie fossile étaient commercialisées par des sociétés installées en Suisse, principalement à Zoug et en Suisse orientale. Il s’agit pour la plupart des filiales de négoce de grandes sociétés minières russes, mais parfois aussi de leur siège social. Elles s’appellent SUEK, Elga Coal ou encore Sibanthracite Overseas. Les sanctions n'ont pas totalement prohibé leurs activités commerciales, mais elles les ont considérablement limitées. Si ces entreprises existent toujours aujourd’hui, elles arborent désormais des noms moins «suspects», rebaptisées TerraBrown, Trading Solutions et Pacific Commodities.

Personne ne semble vraiment vouloir savoir quel rôle ces sociétés jouent aujourd'hui dans le négoce de charbon russe. Lors d'une visite à Zoug au printemps 2023, tous les bureaux étaient occupés, et il n'y avait aucun signe extérieur d'activité réduite ou de fermeture. Les autorités zougoises se sont en premier lieu efforcées de minimiser l’impact des sanctions sur la place économique zougoise. Depuis l’invasion de l’Ukraine, Public Eye a interpellé à plusieurs reprises le Secrétariat d'État à l'économie (Seco), chargé de la promotion économique mais aussi des sanctions, sur cet angle mort dangereux. En vain.

  • © Shutterstock
  • © Shutterstock
  • © Shutterstock

De l’or noir transporté par une flotte fantôme

Durant l’été 2022, Bruxelles a décrété un embargo sur les importations de pétrole russe, de loin la principale source de revenus de Moscou. Afin d'éviter que le marché mondial du pétrole ne sombre dans le chaos et que les coûts de l’énergie deviennent incontrôlables, l’UE et d'autres pays occidentaux ont décidé de fixer un prix plafond pour le commerce de l’or noir transporté par bateau. La Suisse s'est ralliée à cette mesure, qui permet aux entreprises de continuer à vendre du pétrole russe dans les États qui n’ont pas adopté de sanctions, mais sans dépasser un certain prix (60 dollars par baril initialement). Le but: tenter d’assécher les revenus russes sans faire exploser les prix du pétrole sur le marché mondial.

Dès le début, il était clair que cette mesure complexe ne serait efficace que si sa mise en œuvre s’accompagnait de contrôles stricts et de conséquences en cas de violation. Cela aurait été particulièrement important pour les sociétés suisses de matières premières qui, jusqu'à l'invasion, négociaient 50 à 60% du pétrole russe, principalement depuis Genève.

Mais les autorités suisses sont restées beaucoup trop passives à l'époque.

D'autres États, comme le Royaume-Uni, ont élaboré des directives détaillées concernant les documents que les négociants devaient fournir pour prouver qu'ils respectaient le prix plafond. Par la suite, des sanctions ont été prises à l'encontre d’une série de navires qui avaient ignoré ce prix plafond ou l'avaient délibérément contourné. De son côté, le Seco n'a rien entrepris de tel, se contentant naïvement de miser sur le fait que les entreprises suisses concernées se conformeraient aux recommandations de l'UE.

© Shutterstock
«Pas de gaz naturel, pas de guerre»: manifestation pour l'interdiction du gaz et du pétrole russes en Suisse le 3 décembre 2022 à Berne.

Pendant ce temps, les négociants en pétrole ne sont pas restés les bras croisés. Ils ont mis en place des stratégies pour se soustraire à l'emprise des États occidentaux. D’une part, le gouvernement russe a fait l’acquisition d’une flotte composée de quelque 600 vieux pétroliers souvent délabrés. Le pétrole a ainsi pu trouver des nouveaux acheteurs sans passer par les compagnies maritimes, les financiers et les assureurs occidentaux (tous contraints de se conformer aux sanctions en particulier le prix plafond). Plusieurs incidents montrent que cette «flotte fantôme» représente un risque toujours plus fort pour l’environnement et la sécurité…

D'autre part, les négociants suisses ont commencé à utiliser leurs filiales à Dubaï, dont certaines récemment créées, car l'émirat n’a pris aucune sanction contre Moscou. En vertu du droit suisse, les sanctions ne s’appliquent pas aux filiales «juridiquement indépendantes» à l’étranger. Il est impossible de dire dans quelle mesure ces sociétés opèrent de manière réellement indépendante c’est-à-dire de savoir si les décisions commerciales prises à Dubaï sont dictées de Suisse et si des transferts d’argent ont lieu entre les deux entités. Pour cela, les autorités helvétiques auraient dû tenter de percer la boîte noire, mais la volonté politique a fait défaut.

En raison d’une certaine pression en Suisse et au niveau international, le Seco a tout de même ouvert une enquête sur le cas du négociant de pétrole genevois Paramount, soupçonné d’avoir contourné les sanctions via sa filiale à Dubaï.

Une oreille attentive pour les négociants en matières premières

À l'automne 2024, le Conseil fédéral aurait pu combler cette faille. Le 14e paquet de sanctions contenait une mesure obligeant les entreprises à exercer un devoir de diligence pour éviter que leurs filiales à l’étranger ne contournent les sanctions. Ce point visait directement le secteur des matières premières et il était par conséquent essentiel que la Suisse le reprenne, alors même que le Ministère public de la Confédération avait commencé à enquêter sur de tels cas.

Le Conseil fédéral n’a pourtant rien voulu savoir, balayant cette mesure, ce qui a suscité des critiques sur la scène internationale.

Pour justifier cette exception controversée, le gouvernement a mis en avant sa volonté d'éviter une «insécurité juridique», “insécurité” qui se serait surtout traduite par une charge de travail supplémentaire. Avec cette décision, la politique du Conseil fédéral, visait en premier lieu à défendre les intérêts économiques de la Suisse. quitte à laisser subsister une importante faille, identifiée de longue, très utile pour poursuivre le commerce de pétrole russe qui s’est déplacé à Dubaï.

Le fait que l'association faîtière des négociants en matières premières, Suissenégoce, ait fait du lobbying auprès du Seco, en charge du dossier, en recourant au même argument pour justifier ce laisser-faire donne à la décision du gouvernement un arrière-goût particulièrement déplaisant.

La priorité: ne pas mettre en péril le modèle d’affaires

Cette politique opportuniste, qui nuit à la réputation de la Suisse, s'explique sans doute par le fait que le négoce des matières premières représente aujourd'hui près de 10% du produit intérieur brut (PIB) helvétique. Par ailleurs, les bénéfices engrangés par Glencore, Trafigura et d’autres fleurons du secteur ont encore massivement augmenté suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, ce qui a permis de renflouer les caisses de l'État de plusieurs millions, comme l'a récemment confirmé la ministre des Finances Karin Keller-Sutter. Contrairement à l’UE, la Suisse n’a toutefois pas voulu introduire un impôt sur ces profits de guerre.

Malgré les pillages massifs de céréales par les occupants russes dans les territoires ukrainiens occupés, le Conseil fédéral ne veut pas non plus mettre un terme au commerce de transit de marchandises en provenance de ces régions, alors que leur importation directe en Suisse est interdite.

Une enquête de Public Eye sur une société de trading à Zoug qui avait probablement fait du commerce de blé pillé en 2023 a montré que les négociants suisses ne fournissent pas la preuve d'une diligence raisonnable lorsqu'ils font des affaires dans des régions en guerre.

  • © Shutterstock
  • © Shutterstock
  • © Shutterstock

Trois ans après avoir décidé de réagir par des sanctions aux violations du droit international et aux crimes de guerre présumés de la Russie, la Suisse est-elle en train de retomber dans ses vieux travers? Va-t-elle continuer à laisser le secteur des matières premières sans surveillance et renoncer à instaurer les garde-fous législatifs qui auraient dû être mis en place depuis longtemps? Si le Conseil fédéral a certes reconnu à plusieurs reprises l'importance géopolitique de ce secteur et les risques qu’il représente, il refuse toujours de prendre des mesures crédibles pour les endiguer.

Face à cette inaction, le Parlement doit intervenir. Dès la prochaine session de printemps, le Conseil des États aura la possibilité d’approuver une base légale afin d’encadrer le secteur des matières premières. Celle-ci permettrait notamment d’établir des devoirs de diligence et de transparence qui réglementeraient le négoce de matières premières en provenance de zones à haut risque ou impliquant des personnes politiquement exposées, comme les oligarques russes.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la pression internationale pour que la Suisse contrôle mieux les risques liés au négoce de matières premières s'est encore considérablement accrue.

Notre pays ne peut pas rester passif plus longtemps. Il est grand temps d’assumer ses responsabilités politiques et de fixer des limites claires à ce secteur.

Responsabilité de la Suisse Guerre en Ukraine et négoce de matières premières